Mémoires, Tome I, Simone de Beauvoir
« Je me suis lancée dans une imprudente aventure quand j’ai commencé à parler de moi : on commence, on n’en finit pas. » écrit Simone de Beauvoir dans La force des choses, troisième volume de ses mémoires, après Mémoires d’une jeune fille rangée et La force de l’âge1, qui paraissent enfin à la bibliothèque de la Pléiade cette année. Consécration, s’il en est besoin, d’une femme d’exception.
Le premier livre, Mémoires d’une jeune fille rangée, raconte les vingt premières années de la vie de l’auteure. Son enfance heureuse, à peine troublée par la première guerre mondiale, devient à l’adolescence un Eden perdu : incompréhension maternelle, distance du père qui lui préfère Poupette sa sœur, plus jolie, conformisme bourgeois oppressant, études décevantes dans le cadre sclérosé du cours Désir et perte de la foi. Si ses désillusions lui pèsent parfois, elle sait en faire une force et trouve en la littérature une voie salvatrice. Enfant, Beauvoir se réfugiait déjà dans le travail, ce qui faisait dire à son père : « Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme. ». Très tôt – et certainement pour palier l’indifférence de ce père qu’elle voudrait conquérir-, elle se promet un destin singulier : elle sera un écrivain célèbre. Sa décision prise, rien ne viendra l’ébranler. Son amitié avec Zaza Mabile est un autre fil conducteur : camarade complice, Zaza l’aide à supporter les demoiselles du cours Désir. Les deux jeunes filles, arrachent à leurs parents l’autorisation de poursuivre des études : « Dans mon milieu, on trouvait alors incongru qu’une jeune fille fît des études poussées ; prendre un métier, c’était déchoir. » Zaza ne suit pas son amie bien longtemps ; ses parents appartenant à la haute bourgeoisie s’effraient rapidement et cherchent à la soustraire à l’influence néfaste de Simone. L’histoire de Zaza est une version tragique de celle de Beauvoir. Si cette dernière arrache sa liberté de haute lutte, Zaza, quant à elle, n’a pas la force de s’opposer à sa mère et de se révolter :« Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait, et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. » Zaza hante Beauvoir et son œuvre, et à plusieurs reprises l’auteure cherchera à raconter son histoire jusqu’à Anne ou quand prime le spirituel.
Mémoires d’une jeune fille rangée offre dans la dernière partie le récit tant attendu de la rencontre avec Sartre alors qu’ils préparent tous deux les oraux de l’agrégation : « Sartre répondait exactement au vœu de mes quinze ans : il était le double en qui je retrouvais, portées à l’incandescence, toutes mes manies. Avec lui, je pourrais toujours tout partager. Quand je le quittai au début d’août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie. » Ce dernier ne quittera alors plus les mémoires ; Beauvoir se fait tantôt le relais de sa pensée et de sa philosophie, tantôt rend compte de ses œuvres et de leur genèse, et toujours renouvelle sa plus profonde admiration pour lui. Il est si présent qu’il semble même parfois que Beauvoir ne se raconte que pour mieux le raconter. Elle édifie ainsi le mythe de Poulou et du Castor, prêtant parfois à sourire le lecteur.
La force de l’âge s’attache à ses premières années de liberté : les premiers postes et l’installation à Paris, les premières vacances et les voyages, l’amour de la randonnée, les amitiés nouvelles qui se créent et les anciennes qui s’émoussent. La force de l’âge c’est aussi le récit savoureux de la conception de ses premiers romans, ainsi que des premiers écrits de Sartre. La force de l’âge c’est encore Beauvoir qui devient femme et qui s’interroge : « Je vais avoir trente-deux ans, je me sens une femme faite, j’aimerais savoir laquelle. En quoi suis-je « femme » par exemple, dans quelle mesure ne le suis-je pas ? Et en général, qu’est-ce que je demande aujourd’hui à ma vie, à ma pensée, comment est-ce que je me situe dans le monde ? ». La guerre vient troubler le bonheur que Beauvoir s’était promis et qui semblait enfin sien car Sartre et elle-même avaient obtenu un poste à Paris. Commence alors la deuxième partie de La force de l’âge, récit des années d’occupation marquées par l’absence de Sartre et les conditions de vie difficiles. Le récit s’achève avec la libération de Paris. Une nouvelle page se tourne dans la vie de Beauvoir, dans sa construction personnelle et intellectuelle. La guerre a fortement malmené ses idéaux.
Plus ample que les deux précédents, La force des choses confirme le tournant que prend Beauvoir après guerre : « Je savais à présent que mon sort était lié à celui de tous ; la liberté, l’oppression, le bonheur et la peine des hommes me concernaient intimement. » Le récit devient un véritable témoignage historique sur la guerre froide et la guerre d’Algérie. L’opposition entre les Etats-Unis et l’URSS suscite de nombreux débats au sein de l’élite intellectuelle ; une scission se forme, il faut choisir son camp. Or Sartre et Beauvoir refusent l’étiquette « communistes » même s’ils en partagent les grandes idées. Ils s’isolent ainsi de leurs pairs et deviennent une cible pour les deux partis. La guerre d’Algérie vient confirmer leur attitude singulière : très tôt, ils se prononcent en faveur de l’indépendance et s’attirent les foudres de l’intelligentsia parisienne. Pour Beauvoir, la guerre d’Algérie marque une rupture, la fin de certaines illusions et entraîne un profond sentiment de malaise : « Je ne supportais plus cette hypocrisie, cette indifférence, ce pays, ma propre peau. Ces gens dans les rues, consentants ou étourdis, c’était des bourreaux d’Arabes : tous coupables. »
La force des choses est aussi, dans le premier tome, un roman d’amour : Simone de Beauvoir y raconte son histoire passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren et l’échec du couple atypique qu’elle forme avec Sartre. Ses voyages aux Etats-Unis et à travers le monde offrent au lecteur de beaux passages lyriques : « des phares creusaient des sillons brillants dans la noirceur des collines ; la vibration terrestre des cigales répondait obstinément aux étoiles qui scintillaient contre le velours froid du ciel. L’artifice et la nature s’exaltant et se niant l’un l’autre, j’avais l’impression de n’être nulle part. » L’effet est d’autant plus fort que la tonalité tranche avec le style plus froid et distancié de l’œuvre, peut-être pour affirmer une posture objective dans un récit intime par essence. La fin du livre confine dans certains passages au pathétique : « Il y a des jours si beaux qu’on a envie de briller comme le soleil, c’est-à-dire d’éclabousser la terre avec des mots ; il y a des heures si noires qu’il ne reste plus d’autre espoir que ce cri qu’on voudrait pousser. » Beauvoir peine, après la guerre d’Algérie, à retrouver l’optimisme de sa jeunesse. Les premiers deuils ont aussi obscurci sa confiance en l’avenir, elle pressent les suivants comme sa propre finitude : « La seule chose à la fois neuve et importante qui puisse m’arriver, c’est le malheur. Ou je verrai Sartre mort, ou je mourrai avant lui. C’est affreux de ne pas être là pour consoler quelqu’un de la peine qu’on lui fait en le quittant ; c’est affreux qu’il vous abandonne et se taise. »
Les mémoires de Simone de Beauvoir constituent une œuvre foisonnante et passionnante mêlant autobiographie, hommages, témoignages historiques, réflexions littéraires et philosophiques, … ; leur unité – qui est aussi celle de la vie de l’auteure – en est l’écriture : « Le fait est que je suis écrivain : une femme écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture. »