Meursault, Contre-enquête, Kamel Daoud
Kamel Daoud s’empare du plus célèbre roman de Camus pour en proposer une lecture inédite. Il met en lumière l’incompréhension qui définit les rapports franco-algériens depuis la guerre d’indépendance et trouve une possible sortie de crise par la reconnaissance d’une fraternité commune. Un texte ambitieux, beau et subtil !
Haroun, vieux pilier de bar solitaire, trouve un auditeur intéressé dans l’oreille duquel déverser le récit dramatique de sa vie. Il est le frère de « l’Arabe », tué par Meursault. Et depuis le crime, il est condamné à mener l’enquête, encore et encore, autour de cet assassinat escamoté par l’auteur de L’Etranger. Nouveau Sisyphe, il a passé sa vie à remonter des pistes éternellement décevantes.
Kamel Daoud fait sienne la première personne qui s’imposait déjà dans L’Etranger de Camus, roman dans lequel Meursault livre sa seule version des faits, ce qui appelle nécessairement une contre-enquête. Dès lors, Haroun prend possession du texte abandonné à la postérité par l’assassin de son frère, comme les Algériens se sont emparés des terres et des maisons des colons après leur départ : « je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier, et ses expressions, sont mon bien vacant ». On retrouve ainsi des passages entiers du texte camusien, mais comme digérés et réinventés.
Cette Contre-enquête s’apparente également beaucoup à La Chute, le texte le plus personnel de Camus : le roman de Daoud est tout aussi déconcertant, longue litanie dont on ne sait trop si elle tient plus du radotage ou de la méditation, de l’accusation ou de l’autocritique. Analyses et sarcasmes tissent une trame extrêmement dense. A plusieurs reprises, le narrateur souligne la complexité de son récit pour louer la patience de celui qui l’écoute : « Bon, j’aurais préféré te raconter les choses dans l’ordre. C’aurait été mieux pour ton futur livre, mais tant pis, tu sauras t’y retrouver ». Le texte est certes exigeant mais le lecteur sera dûment récompensé de sa lecture attentive : il lui sera proposé de revisiter avec irrévérence et finesse une œuvre entrée au Panthéon de la littérature mondiale.
Kamel Daoud rend bien évidemment hommage à Camus, tout en soulignant ce qui aurait dû nous sidérer dans l’œuvre du prix Nobel de littérature et qui nous saute enfin aux yeux : la victime du crime n’est jamais nommée, elle reste « l’Arabe ». On ne lui confère pas la moindre identité. Pas plus qu’aux autres Arabes du texte… A partir de cette béance, le roman de l’Algérien tente de mettre des mots sur le problème identitaire de son peuple après la colonisation. « Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe qu’à travers le regard des Blancs ».
Le narrateur nous invite à lire son témoignage comme un mythe : « tu saisiras mieux ma version des faits si tu acceptes l’idée que cette histoire ressemble à un récit des origines ». Le choix des noms enfin rendus aux personnages ne fait que renforcer cette hypothèse de lecture. La victime de Meursault s’appelait Moussa, c’est-à-dire Moïse, en arabe. Le détail pourrait paraître fortuit si son frère ne s’appelait Haroun, traduction exacte de Aaron, le frère cadet de Moïse dans l’Ancien Testament.
Comme son illustre prédécesseur qui arracha les Hébreux à la tyrannie d’Egypte, Moussa est le premier martyr d’une guerre d’indépendance qui aura lieu vingt ans après sa mort. Il ouvre la voie à une reconquête de l’identité algérienne. Dans plusieurs traditions monothéistes, Moïse souffre d’un défaut de langage, un bégaiement qui l’empêche de s’exprimer. Aaron, que son aîné nommera grand prêtre, sera dès lors son messager. Comme son saint patron, Haroun construit le mythe de son frère…
Il est une image obsédante dans son récit : celle de la vieille pute, à laquelle il compare la ville d’Oran, par exemple. Elle est prise de force et violée par les colons. Nulle simplification, pourtant : il n’est pas question de méchant colon. Seulement d’un défaut de communication. Plusieurs fois, Haroun en vient à plaindre Meursault : « le meurtre qu’il a commis semble celui d’un amant déçu par une terre qu’il ne peut posséder. Comme il a dû souffrir, le pauvre ! ». Et quand il découvre le texte de l’Etranger pour la première fois, il constate que « c’était une plaisanterie parfaite. J’y cherchais des traces de mon frère, j’y retrouvais mon reflet, me découvrant presque sosie du meurtrier. »
Cinquante ans après la guerre d’Algérie, on aurait tendance à opposer Meursault à Haroun, les Français aux Algériens, mais Kamel Daoud substitue une identité morale à l’identité nationale. C’est moins l’histoire des Arabes et des Français, que celle d’une étrange parenté de cœur et d’esprit entre des hommes également confrontés à l’absurdité du monde. Le roman évoque une possible fraternité des êtres, par delà leurs appartenances, nationale ou religieuse, dans le partage d’une commune souffrance.
Photo: Alger, 5 juillet 1962, après la proclamation de l’indépendance algérienne. Slogan du FLN.
Meursault, contre-Enquête, Kamel Daoud, éditions Actes Sud, 2014, 160 pages.