Mon vrai boulot, Grégoire Damon
Grégoire Damon est un auteur lyonnais à l’écriture directe et corrosive. Son inspiration n’émane pas plus des saintes chapelles de la poésie qu’elle ne descend du ciel; elle remonte au contraire de l’autre source où se renouvellent les littératures : la ville, la rue, toute la matière cruelle de la vie contemporaine. Mon vrai boulot, le titre de son recueil, donne d’abord à entendre cela : une certaine façon de tenir la chronique des tribulations d’un jeune homme de petits boulots en petits boulots. Ni triviale ni nombriliste cependant, son écriture adresse une riposte aux agressions du monde social, lesquelles se dissimulent dans le sinistre vocabulaire de notre actualité: agence d’intérim, nucléaire, OGM, crise, fastfood, etc. Grégoire Damon exorcise d’une façon goguenarde ce kaléidoscope, ces réalités répandues dans les écrans qui infusent nos perceptions incertaines :
s’asseoir et regarder la mer
et regarder la mer en streaming ce n’est pas la même chose que
[… ]s’asseoir
et regarder un feu de bois
téléchargé légalement
La lecture de Mon vrai boulot, aux éditions du Pédalo Ivre suggère que l’auteur s’est fait la main sur scène, comme de nombreux poètes d’aujourd’hui. La quatrième de couverture mentionne des « lectures-performances et des concerts rock ». De là une prosodie qui ne s’embarrasse pas d’afféteries formelles, ne cherche pas à « troufignoliser l’adjectif » (Céline), pas davantage à fonder dans une quelconque avant-garde un futur académisme. Il s’agit d’abord de répliquer au tintouin de l’époque avec les armes qu’elle nous tend. Ses mots, souvent élimés, ses sonorités métalliques. De fait, les effets de rythme de ces textes en vers libre témoignent, plus que d’une simple influence, de l’infiltration des musiques électrisées dans la matrice d’écriture :
ce ne sont pas les paroles qui comptent
c’est la musique
tactactactactactactactactactactac
la belle mitrailleuse
d’exister
Il reformule là une vérité jamais totalement acquise : en poésie aussi, la musique compte davantage que les paroles.
Par son titre, le recueil nous suggère un rapprochement à la fois incongru et évident avec une autre lecture récente : Le travail vivant de la poésie, essai de Jérôme Thélot aux éditions Encre Marine. Incongru parce que cet essai très savant fonde ses analyses sur des œuvres éloignées a priori des références de Grégoire Damon : Joe Bousquet, Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Cédric Demangeot et Charles Baudelaire (beaucoup moins étrangère, peut-être, dans ces deux derniers cas). Son vocabulaire et ses moyens conceptuels procèdent principalement de la philosophie. Pourtant son titre et son propos forcent le rapprochement avec le recueil de Damon. Au risque de dénaturer une analyse qui exigerait des développements plus poussés (voir liens ci-dessous), nous retenons que Jérôme Thélot s’attache à décrire la poésie comme travail. Ce travail, d’une nature essentiellement hétérogène à toute activité mondaine, constitue selon lui la plus inlassable et nécessaire activité humaine, l’élucidation la plus poussée de notre présence au monde en ce qu’elle consiste à « produire » l’émergence de la vie intérieure (belle mise en cause au passage du scientisme technophile dominant) : « passer sa vie à ne rien faire, à ne rien faire que travailler à la verbalisation de la vie, au passage de la vie dans la parole – est le travail des poètes ». Avec une rigueur et une précision saisissantes, Jérôme Thélot livre dans son essai quelques clefs fondamentales à la compréhension de ce qu’est et de ce que peut la poésie. L’intitulé du recueil de Grégoire Damon télescope cet essai, l’atteste en quelque sorte et le confirme dans sa rage à faire sienne la longue et douloureuse vibration de la réalité : si Grégoire Damon est poète, c’est d’intituler son recueil « Mon vrai boulot » : c’est d’affirmer ainsi combien la quête rageuse de l’expression, la verbalisation de la perception intériorisée de l’existence prévalent sur toute autre occupation, fût-elle socialement valorisée :
Mon vrai boulot c’est de prendre des mecs
et de les transformer en messies […]
c’est une opération délicate
et je marcherai sur l’eau avant de gagner ma vie avec.
Revers pudique de sa vitalité narquoise, le recueil nous semble parfois s’affranchir trop timidement de la chronique. Dans de prochains opus peut-être, nous aimerions que l’auteur pousse davantage l’exploration des intuitions qu’il découvre ici ; sans renoncer à sa vitalité frondeuse, sans perdre de sa morgue électrique, qu’il creuse plus encore cet absolu déposé au fond de la subjectivité, absolu qui transparaît dans Mon vrai boulot sous les apparences d’un « credo », de « solos de guitare » ou encore, comme ici, de la « grâce » :
La
grâce
c’est comme le jeu de jambes
et comme l’instinct
ça se travaille
En attendant, nous ne pouvons que saluer la vivacité de ce jeu de jambes. Il porte une poésie de coups et d’esquives qui n’en finit pas de danser son ballet ambigu avec la réalité rugueuse (à ranger donc parmi les poètes-boxeurs).
Grégoire Damon, Mon vrai boulot (2013):
Le site de l’éditeur : Le Pédalo Ivre
Le blog de Grégoire Damon : Peau de gueule
Jérôme Thélot, Le Travail vivant de la poésie (2013):
Site des éditions Encre Marine , dont la page consacrée à Jérôme Thélot Deux entretiens avec Jérôme Thélot sur France Culture (Alain Veinstein)
Merci Jean-Baptiste pour ce bel article. Pour la suite et l’affranchissement de la chronique, on y travaille on y travaille, tu verras bientôt ce que j’ai sous le coude. Et concernant la question que tu m’avais posée sur mon blog, écris-moi sur gmail et je me ferai le plaisir d’y répondre. A bientôt.
Mais de rien, tout le plaisir a été pour moi mais tant mieux si l’article t’a plu. Et oui, je suivrai avec beaucoup d’intérêt les travaux à venir.
Grégoire Damon a réagi plus longuement à l’article sur son blog, et j’ai répondu ensuite à ses remarques (dans les commentaires): pour suivre cet échange sur l’écriture, la poésie et les cafetières en panne, c’est ici :
http://gregoiredamon.hautetfort.com/archive/2014/03/08/critique-5317296.html