Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie, D.Levy
Dans la lignée d’Un lieu à soi, de La Vie matérielle ou encore du Deuxième sexe, Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie, les deux premiers volumes de la trilogie autobiographique de Deborah Levy, sont de vrais petits bijoux de littérature, couronnés par le prix Fémina 2020.
Dès les premières lignes, la fulgurance de la pensée, l’écriture ciselée, la narration fragmentaire, mais d’une cohésion parfaite, subjuguent. A la fois récits autobiographiques et essais, Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie racontent une quête ou plutôt une reconquête de soi, en tant que femme et écrivaine. Comment devenir le personnage principal de sa propre vie? interroge Deborah Levy. « C’est déjà assez dur d’apprendre à devenir écrivain, mais apprendre à devenir un sujet, c’est épuisant. » George Sand, Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, Julia Kristeva ou encore Marguerite Duras, autant de consœurs que Deborah Levy cite, comme une évidence, au détour d’une phrase, qu’elle convoque auprès d’elle, bonnes fées qui veillent après avoir ouvert la voie. Dans sa trilogie autobiographique, Deborah Levy réfléchit à son tour à la condition féminine, à la maternité, et leurs influences sur l’acte d’écriture, mais aussi à la manière dont le passé se rappelle au présent. Deborah Levy souligne, dans une belle filiation à V. Woolf et M. Duras, l’importance que peuvent avoir les lieux pour une femme, le corollaire entre l’absence de lieu à soi et le rôle d’«architecte » de l’espace domestique assigné par la société : « Arracher le papier peint de ce conte de fées qu’est la maison familiale où le confort et le bonheur des hommes et des enfants ont été prioritaires, c’est trouver en dessous une femme épuisée, qui ne reçoit ni remerciements ni amour et qu’on néglige. Il faut de l’habileté, du temps, de la dévotion et de l’empathie pour fonder un foyer qui fonctionne et dans lequel tout le monde se sent bien. C’est surtout un acte d’une générosité immense que d’être l’architecte du bien-être de tous les autres. » L’autrice a révélé dans une interview que le dernier volume de cette « Living autobiography » (« autobiographie vivante »), La Propriété privée, continue de travailler sur l’espace à soi.
Le premier volet, Ce que je ne veux pas savoir, se présente, par son sous-titre, comme une « réponse au Pourquoi j’écris de George Orwell (1946) », en adoptant cette fois un point de vue féminin. « Ce printemps-là, alors que ma vie était très compliquée, que je me rebellais contre mon sort et que je ne voyais tout bonnement pas vers quoi tendre, ce fut, semble-t-il, sur les escalators de gares que je pleurais le plus souvent » constate la narratrice dans les premières lignes du roman. Il s’agit alors pour elle non de remonter à la source de ce chagrin, mais, dans un premier temps, de l’accueillir, d’essayer de le comprendre. Pour cela, elle décide de retourner dans une pension où elle avait déjà séjourné à Palma de Majorque (dans une proximité savoureuse avec George Sand). De cette escapade jaillissent des souvenirs de son enfance en Afrique du Sud – où elle est née -, et en Angleterre : « « Angleterre » était un mot excitant à écrire. Ma mère m’avait dit que nous étions en exil et que nous retournerions un jour dans mon pays natal. L’idée que je vivais en Exil et non en Angleterre me terrifiait ». Deborah Levy laisse l’enfant qu’elle était s’exprimer, elle adopte son regard, encore naïf, qui sait sans savoir, sans vouloir savoir : l’apartheid, l’arrestation de son père militant de l’ANC, les oiseaux que l’on enferme et qu’elle veut libérer. L’enfant apprend peu à peu, grâce à sa pétillante cousine Mélissa, mais surtout grâce à l’écriture à « parler haut », sorte de mantra commun aux deux premiers volumes : « Les filles doivent parler haut puisque personne ne les écoute de toute façon »
Le coût de la vie s’ouvre quarante ans plus tard : « Arrivée à la cinquantaine, juste au moment où ma vie était censée ralentir, se stabiliser et devenir plus prévisible, elle s’est accélérée, est devenue instable et imprévisible. » Devenue écrivaine renommée et mère de deux enfants, l’autrice reconquiert, à la faveur de son divorce, sa liberté perdue dans la vie conjugale. Il s’agit alors de trouver un nouveau lieu où vivre avec ses deux filles, un nouveau lieu où travailler : des lieux à soi, où être enfin soi. Une amie lui offre de louer pour un prix modique le cabanon de son jardin, où son défunt époux, un écrivain, travaillait parfois pendant la belle saison. Après quelques aménagements – principalement électriques car, comme le répète avec malice l’autrice, ce qui compte aujourd’hui, plus qu’un lieu à soi, ce sont de bonnes rallonges et des prises pour brancher son outil de travail – Deborah Levy y écrit, entre autres, Ce que je ne veux pas savoir. L’acquisition d’un vélo électrique vient parfaire sa liberté retrouvée : la voici roulant à vive allure, grisée par le vent sur son visage, et l’on repense à ces mots du premier volume « le bonheur est une sensation qui ne connaît que le présent de l’indicatif. »
Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie font entendre une voix à la fois singulière et universelle : celle d’une femme qui défait les injonctions sociétales pour affirmer son identité et sa liberté : « [Le néo-patriarcat du XXIe siècle] exigeait de nous d’être passives mais ambitieuses, maternelles mais pleines d’une énergie érotique, dans le sacrifice mais comblées – nous devions être des Femmes Modernes et Fortes tout en étant soumises à toutes sortes d’humiliations tant économiques que domestiques. Si nous passions la plupart de notre temps à culpabiliser sur tout, nous n’étions pas certaines pour autant de savoir ce que nous avions fait de travers. »
Rares sont les livres qui procurent un tel émerveillement et que l’on rouvre, un peu au hasard, pour le plaisir d’en savourer à nouveau un passage. Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie sont de ceux-là, et on attend impatiemment de se plonger dans le troisième et dernier volet.
Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie, Deborah Levy, traduit de l’anglais par Céline Leroy, Editions du sous-sol, 2020, 137 pages et 159 pages.