Nous nous sommes tant aimés, Ettore Scola
Gianni, Nicola et Antonio se lient d’amitié pendant la guerre : ils appartiennent tous les trois à la résistance et combattent farouchement dans le maquis contre l’occupation allemande. A la libération, un monde nouveau s’ouvre à eux. Militants fervents de la révolution, ils abordent cette nouvelle période de l’Histoire nourris de rêves et d’illusions. Le film raconte alors le parcours de ces trois hommes, confrontés à la réalité de l’Italie de l’après-guerre. Le spectateur suit leurs destins individuels sur une trentaine d’années : chacun se raconte par l’intermédiaire d’une voix off superposée aux images. Le film alterne ainsi les trois points de vue, chacun se faisant le narrateur de sa propre histoire.
Entre ces trois hommes se trouve une femme, Luciana, aspirante actrice, qui aura une aventure avec chacun d’entre eux. De manière assez classique, la femme est l’élément qui vient signer la rupture entre les trois amis. Cependant, le spectateur comprend que le conflit n’est pas tant sentimental qu’idéologique : quand ils se retrouvent vingt-cinq ans après, le fossé qui existait déjà entre eux est devenu immense. Comme le dit l’un des personnages, « nous voulions changer le monde, mais c’est le monde qui nous a changés ».
Gianni incarne ainsi le personnage du riche parvenu, celui qui a trahi ses idéaux de jeunesse, par ambition d’abord, mais sans doute aussi par simple cupidité. Mais paradoxalement, ce n’est pas avec lui que Scola est le plus sévère : bien qu’il le dépeigne dans toutes ses compromissions, ses lâchetés, ses traîtrises, le personnage n’en reste pas moins grand et dans une certaine mesure respectable. A l’inverse, même si Antonio et Nicola ne se sont pas compromis et qu’ils sont restés fidèles à leur ligne idéologique, Scola s’en amuse et fait d’eux de sympathiques ratés. Les voilà embourbés dans une existence médiocre, en dépit – ou à cause ? – de leur engagement politique.
Ainsi, Nicola semble un modèle d’intransigeance au début du film, comme en témoigne la scène splendide où il défend le réalisme de De Sica dans le voleur de bicyclette face à une assemblée hostile, mais il perd peu à peu de sa légitimité : à quoi bon cette lutte si elle doit signifier le malheur des siens ? À quoi bon vouer son existence aux idées, si c’est pour les corrompre dans un jeu télévisé ? Si Antonio semble davantage préservé, son engagement se réduit pourtant à la fin du film à un sitting devant une école pour que ses enfants obtiennent une place à la rentrée. Dans la dernière scène, les deux personnages formulent même leur autocritique : « à force de bof, on en est arrivés à conclure : bof ».
« Nous nous sommes tant aimés » est ainsi non seulement le film de l’amitié dépassée, mais aussi celui de la ruine des idéaux. Le constat dressé par De Sica semble bien pessimiste. L’homme se trouve face à une seule alternative : renoncer et se compromettre, persévérer et se perdre. Pour autant, le film ne se départ jamais d’une légèreté réjouissante qui fait toute sa réussite.. Cette gaieté tient en large part aux multiples références au cinéma.
On peut en effet considérer Nous nous sommes tant aimés comme un immense hommage au cinéma. Les références, qu’elles soient implicites ou explicites, jalonnent tout le film (à noter notamment la présence de guests fameux, à savoir Fellini et Mastroianni). Mais il y a surtout un jeu constant avec les conventions: les narrateurs s’adressent parfois directement à la caméra, le souvenir s’écrit en noir et blanc, tandis que le fantasme est marqué par un voile monochrome jaune, les retours en arrière sont introduits grossièrement, à l’instar de ce plongeon stoppé net au début du film pour se conclure dans la dernière scène… On aurait pourtant tort de considérer ce jeu comme un simple artifice au service d’un hommage trop officiel. Cette dimension réflexive sert au contraire tout le propos du film. Ettore Scola semble nous dire: » tout cela, l’amitié, l’amour, les idées, ce n’est que du cinéma, ne soyez pas si sérieux… »