Otages intimes, Jeanne Benameur
Un homme, un jour, est pris en otage. Emporté par la tourmente de l’actualité, le sujet aurait pu être racoleur, violent, obscène. Il aurait pu flatter notre fascination pour la mort aussi bien que notre goût pour les happy ends médiatiques. Mais celle qui s’en empare sait l’art de ne presque pas dire, sans pourtant masquer ni trahir les événements. Délaissant le chaos spectaculaire, Jeanne Benameur compose un conte pudique et juste, redonne une place fragile à la vie, à l’espérance.
Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage, donc. Sauf que le roman débute quand tout s’arrête. Libéré après des mois de réclusion, l’homme monte dans un avion. « Il a de la chance. Il est vivant. Il rentre ». Ceci dit, au confinement physique succède l’emprisonnement moral. Otage, il l’a été bien avant d’être enfermé, il le reste après sa libération. Nul enthousiasme lors du retour, mais un vide immense. Une faiblesse de l’âme et du corps, car il « n’est plus innocent de ce qu’un homme peut faire à un autre homme ». Il a perdu le chemin de la vie, tout comme sa capacité à se projeter dans l’avenir. Il ne lui reste que son passé. Mais quel passé ! Les souvenirs remontent, inexorables.
Ce sont ceux de la guerre, tout d’abord, les plus récents. Et le livre ne cherche pas à cacher la noirceur du monde. Mais Jeanne Benameur refuse de se complaire dans la violence : le sang n’a pas besoin de couler pour que l’on comprenne le chaos. C’est un mur face à l’otage, rose et défraîchi, inlassablement contemplé et interrogé. Ou une femme qui charge les bras de ses enfants de bouteilles d’eau et les pousse dans une voiture avant de fuir devant les hommes en armes ; une femme qui croise le regard du photographe et l’empêche de fuir à temps. C’est un vieillard pour qui Etienne a joué du piano, fortuitement, un soir, dans un appartement miraculeusement épargné par les explosions ; mais le miracle ne sera pas éternel, et l’appartement sera détruit, comme le piano, comme le vieillard. Inutile de dire l’horreur : les images des morts sont le propre du photographe. L’écriture, elle, s’intéresse à ce qui se passe dans les cœurs, dans les têtes. Et elle ne s’impose qu’avec une grande pudeur, racontant par bribes, petites touches éparses, au rythme des réminiscences et des refoulements. La violence, bien que présente, se niche dans les failles du récit, entre les mots.
L’auteur évite ainsi l’écueil du sensationnel, en adoptant la forme du conte. « Il était une fois, il était mille et mille fois, un homme arraché à la vie par d’autres hommes. Et il y a cette fois et c’est cet homme là ». Ainsi commence le récit. L’histoire se situe d’emblée hors du lieu, hors du temps. Qu’importent les causes du conflit, le nom des bourreaux, celui des victimes. Jeanne Benameur ne se frotte pas au journalisme. Le scoop ne l’intéresse pas. Seules demeurent les souffrances et la force des hommes.
La guerre est le point de départ du livre, qui ne s’y résume pourtant pas : bien au-delà, on explore les mille et mille raisons qui nous retiennent tous prisonniers, notre part intime d’otage. Celle du héros comme celle de ces autres hommes, violents et armés ou retirés et paisibles. Comme celle de ces autres femmes, amoureuses délaissées ou victimes de guerre, tous ceux qui ont croisé la trajectoire d’Etienne. Les histoires s’emmêlent, les points de vue se croisent et tissent des vies ; entre choix personnels et déterminisme familial ; entre héroïsme et quotidien. Là encore, bassesse et noirceur existent. Mais un échappatoire subsiste toujours, un refuge, quelque part, pour panser ses plaies : peut-être le village natal, la maison familiale ou la profondeurs de la forêt. Les hommes en perdition s’ouvrent alors à la contemplation, se soustraient aux meurtrissures, s’initient à l’espérance. Contre la haine de soi, contre la peur de l’autre, c’est bien la dernière arme.
Otages intimes, Jeanne Benameur, Ed.Actes Sud, Septembre 2015, 192 pages.
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