Pamphlet contre la mort, Charles Pennequin
La phrase de Charles Pennequin est une foreuse, une spirale de fer qui creuse dans la langue, tourne sur elle-même, remonte des tonnes de gravats, plâtreries, stucs, tessons de discours éculés et détruit, broie, avance, n’en finit pas vrombir, essayer d’assouvir son appétit monstrueux, une faim des choses sensibles dissimulées sous la pompe oiseuse des mots. Difficile, en conséquence, d’en citer quelques lignes significatives ; le texte évolue par soubresauts, coq-à-l’âne et approximations qui dévident un fil de sens déchaîné. C’est dans la durée que ce jeu de déviations incessant suscite l’émergence de blocs compacts qui font sens et emportent l’adhésion. Pour donner tout de même un exemple, le texte prend vie lorsque le paragraphe bute et renaît en s’accrochant à une suite de substantifs apparemment sans liens (cheville – chevillé – question- l’auteur- l’autre) au moment même où il décrit le surgissement de la pensée dans l’écriture :
«quelle est cette pensée qui surgit dans l’écrit ? je ne le sais pas complètement, je sais qu’il y a quelque chose qui s’est déroulé, qui s’est chevillé au corps, c’est la cheville ouvrière de l’être parlant, le type qui se coltine toute la chose et dedans et qui n’est pas l’auteur en question, l’auteur en question n’est pas questionné. Il est seulement en représentation, alors que l’autre s’est tapé la chose »
« Ouvrière » a également son importance. Pennequin ne travaille pas dans les limbes de la création pure. Poésie de chantier, poésie aux mains sales, poésie dans mine à ciel ouvert, cette toupie produit dans sa giration un martèlement qui s’accorde parfaitement à la rythmique givrée du monde. Il faut quelques pages pour se plier au vertige de l’écriture, puis se laisser entraîner à cette façon de forcer la langue à parler autrement – cette façon de taper comme un sourd sur cette ferraille pour en faire jaillir des étincelles d’insoumission. Contre qui, quoi ? Simplement contre la mort ; si la littérature (et singulièrement dans la littérature la poésie) affecte de dresser ses barrages d’encre contre la désintégration du vivant, Pennequin prend au pied de la lettre cette ambition insensée et rédige un Pamphlet contre la mort : ce sublime titre révèle le caractère à la fois vital et dérisoire de l’écriture. Mais quel meilleur combat à mener, à vrai dire ? Quelle cause plus évidente, plus sage ? Agitateur poétique depuis de nombreuses années (pour savoir ce que signifie « agitateur poétique », se reporter par exemple à son profil facebook, suivre son bordélique blog, le voir en performance ou relire l’un des trente livres), l’auteur pousse ici cette logique chahuteuse, séditieuse à son paroxysme. Pas par idéologie, aigreur, encroûtement de révoltes toutes faites, mais au contraire parce que la déconstruction est la fonction même de la poésie. Qu’il lui appartient de briser le couvercle du cercueil sur lequel s’ouvre le livre (« un cercueil tout beau. tout propre. »), de fissurer les perceptions mortes, oxygéner le langage. Les séquences en vers libres, ni artificielles ni pesantes, figurent une respiration du texte. Plus concrètement, le retour des thèmes liées au corps, à la vie de la chair est souvent de bon augure : « Bien pousser l’air au fond et puis tirer à nouveau l’air des poumons. Un bonne chose les poumons ». Assurément une bonne et belle chose : précisément parce que le corps « n’est qu’une concession » (corps à crédit eût été un autre titre possible), quelqu’un qui lui prête attention ne perd pas tout à fait le fil de l’essentiel. Avec lui la poésie se tient d’autant mieux sur le fil de l’instant, contre la chute dans l’éphémère ou dans l’oubli. C’est « dans la poésie qu’il faut arrêter l’hémorragie stupide du temps. Car il nous échappe. Il n’y a rien qui échappe plus au temps que l’écrit. Puisqu’il le diagnostique. Il est agnostique l’écrit. Il ne croit pas au temps. Il dialogue avec ses petites mains.
Ce pamphlet à mains nues réduit la mort en bouillie. Lisez Pennequin, boxeur du verbe et poète, donc, au meilleur de sa force.
Charles Pennequin, Pamphlet contre la mort, éditions P.O.L , 2012.
Liens :
blog de Charles Pennequin
Pages sur Charles Pennequin des éditions POL
Extraits de lecture du Pamphlet contre la mort
*Le Pamphlet contre la mort et quelques autres œuvres de Charles Pennequin éditées par P.O.L existent en version électronique (10 € environ).