Pas son genre, Lucas Belvaux
Dans son dernier long métrage, Lucas Belvaux, s’inspirant du roman de Philippe Vilain, filme une aventure qu’aucun site de rencontre n’aurait jamais programmée au monde des affinités raisonnées. Il s’en saisit pour interroger le mystère du lien amoureux, sa capacité à unir les êtres par-delà leur inscription sociale, son nécessaire et douloureux cheminement de l’intimité de la chambre au vaste monde. Si le film a souvent tendance à agacer, par des séquences trop convenues ou sans saveur, par des dialogues souvent alambiqués, on doit lui reconnaître une certaine force, qui tient à la belle interprétation d’Emilie Dequenne autant qu’à cette réflexion post-marivaudienne sur les possibles de l’amour.
Dans un univers de classes bien cloisonné, Clément Leguern et Jennifer n’auraient jamais dû se croiser. Durant les quinze premières minutes du film, Lucas Belvaux prend le temps d’esquisser le milieu social et culturel de chaque personnage, faisant de la rencontre que nous savons imminente un horizon d’autant plus insolite et hasardeux. Clément est un Parisien bien né, professeur de philosophie spécialiste de la pensée allemande et auteur d’un livre à succès « De l’amour (et du hasard) » (Marivaux pointe son nez) ; Jennifer, mère célibataire, est coiffeuse à Arras et occupe ses samedis soirs à chanter dans un club de karaoké avec deux copines shampouineuses. Mais la trajectoire de Clément est déviée par le jeu des mutations de l’Education nationale et le voilà nommé pour un an à Arras, à son grand dam. Avec des airs de martyr, le jeune enseignant entame sa traversée du désert lorsque le déplacement prend une autre tournure, celle d’une rencontre inattendue. La prise de contact est vertigineuse. A chaque rendez-vous, on se demande par quel miracle les personnages vont bien pouvoir s’ajuster l’un à l’autre, sur une terre instable où se croisent inopinément Kant, les signes astrologiques, Proust et Jennifer Aniston. Mais quelque chose passe, se passe entre ces deux-là, et la réalisation a le mérite de rendre crédible cet attachement naissant.
Chez Marivaux, le maître ne peut tomber amoureux du valet, même lorsque celui-ci est déguisé en maître. Le pauvre est au XVIIIème ontologiquement dénué d’esprit, il a la galanterie pâteuse et le verbe court. Le hasard, ou plutôt la capacité à reconnaître en l’autre son essence aristocratique, ordonne finalement bien les choses. Chez Belvaux, la rencontre amoureuse est possible. Le philosophe fortuné et la modeste coiffeuse n’ont certes pas les mêmes mots ou le même univers de références mais ils s’attirent, s’intriguent, se complètent. Pourtant le lien reste comme frappé d’interdit, cette fois par la honte sociale que Clément éprouve malgré lui lorsqu’il s’agit de confronter Jennifer aux siens. L’amour peut se déployer dans l’espace clos d’une relation à deux mais ne supporte pas le regard d’un tiers au moment d’une inscription dans le monde. Tel est l’enseignement que met en scène une des séquences les plus réussies du film, la promenade du couple au carnaval d’Arras. A nous les montrer tous deux assis et dégrisés à la fin du défilé, Belvaux suggère qu’ils n’auront peut-être été que deux figures en carton-pâte d’un carnaval illusoire, au terme duquel il faut rentrer dans l’ordre des alliances raisonnables.
Date de sortie : 30 avril 2014
Réalisé par : Lucas Belvaux
Avec : Emilie Dequenne, Loïc Corbery
Pays de production : France