Peste et choléra, Patrick Deville
Peste et choléra est une biographie romancée du microbiologiste Alexandre Yersin, personnalité originale de la « bande à Pasteur », découvreur du bacille de la peste et explorateur du sud-est asiatique. Tout l’intérêt de l’œuvre de Patrick Deville repose sur le fait que, malgré l’ampleur de ses découvertes et de sa personnalité, Yersin reste relativement anonyme en France. Dès lors, le travail de Deville s’apparente à une réhabilitation, doublée d’une méditation progressive sur le génie et la postérité.
D’abord scientifique de renom, Yersin fuit une prometteuse carrière parisienne au sein de l’Institut Pasteur dont il est l’un des membres les plus brillants, pour mener l’aventure dans le sud-est asiatique. Il s’y fait médecin à bord d’un bateau de liaison pendant deux années, puis met pied à terre pour mener des expéditions qui ouvriront des voies stratégiques en Indochine. Découvreur du bacille de la peste à Hong-Kong, puis du vaccin et du sérum anti-pesteux, il se lance alors dans le commerce du caoutchouc et de la quinine, non sans s’être essayé à d’autres activités. Yersin finit sa vie en Indochine, lui qui fut le premier à y importer une automobile, et où il a mené jusqu’à sa mort une vie d’anachorète craintif, de nabab avant-gardiste et de philanthrope adulé. De bout en bout, Patrick Deville propose un voyage captivant dans lequel histoire et médecine s’entrelacent sur fond d’exotisme et d’aventure.
Le genre de la biographie romancée, choisi par Patrick Deville, est plaisant, mais n‘est pas sans soulever quelques problèmes. Car c’est une manière de piller allègrement de la matière clé-en-main dans la vie d’un homme, tout en s’assurant la fascination du lecteur, laquelle découle de l’authenticité des faits. Cependant, ce genre permet de s’affranchir de la rigueur propre à l’historien, de passer sous silence ce qui lui déplaît, d’orienter une lecture, d’infléchir certains événements à sa guise, de laisser libre cours à son imagination. Bref, on ne s’embarrasse pas et on se fait plaisir. Un plaisir heureusement souvent partagé avec le lecteur.
Deville promène un regard résolument subjectif sur son Yersin. Du fait de ce regard très orienté et de la qualité intrinsèquement romanesque du scientifique, Yersin s’impose comme un personnage. L’auteur est tantôt attendri, tantôt fasciné, fantasme quelques fois son sujet. Le style de Deville est prompt à créer une certaine familiarité et à provoquer notre sympathie : style indirect libre, fréquentes mises en apposition du nom « Yersin » (« Il est comme ça, Yersin »), accès direct à ses supposées pensées, tournures familières. Les tics stylistiques sont nombreux et présentent parfois ce quelque chose d’agaçant que l’on décèle sous la plume de bons auteurs contemporains, cette trace célinienne d’oralité faussement triviale, finalement plus sophistiquée qu’autre chose.
Malgré son apparente sympathie pour le personnage, l’auteur n’est pas dupe. Si Yersin est fascinant, il a des faiblesses et des ombres qui le rendent parfois quelque peu ridicule. La prose désabusée de Deville se teinte alors d’une délicieuse ironie. Ce ridicule n’est pas anodin, puisqu’il forme peut-être l’essence du destin hors norme de Yersin, comme s’il était le revers de sa grandeur. Par son parallèle avec la vie d’Arthur Rimbaud, Deville croit toucher à la substance des grands découvreurs. Qu’ils soient poètes ou scientifiques, marchands d’armes ou explorateurs, une même pulsion les anime. Aller toujours plus avant dans l’inconnu, défricher, voilà leurs marottes. Peu importe la célébrité, explorer est une jouissance à elle seule. Comme Rimbaud, si Yersin est mésestimé, c’est d’abord parce qu’il se fout des autres et de leurs honneurs. Tout ce qu’il a accompli l’a été par un insatiable goût de l’aventure évidé de gloire. Pour lui, croiser des races de poulet, conduire une Serpollet, découvrir le bacille de la peste, soigner les pestiférés, c’est du pareil au même. Une manie finalement égoïste et dépourvue de grandeur humaniste. Voilà un héros passé à côté de sa célébrité, mais qui a mérité son sort. Yersin, c’est avant tout celui qui manifeste son inquiétude pour ses gentianes auprès de son collègue, Roux, alors que celui-ci est en prise directe avec l’horreur de la Grande Guerre. Décalé et saugrenu ; égocentrique mais attendrissant. Un enfant, joueur, monomaniaque, asexué. Rêveur et planqué.
Peste et Choléra a encore le mérite de dévoiler les liens méconnus entre science et politique pendant l’âge d’or des découvertes microbiennes, auxquelles les nations prêtent un intérêt stratégique. Le microbiologiste est une vedette courtisée, au centre d’enjeux dépassant la santé publique. Il a une stature investie d’une religiosité paradoxale, celle du faiseur de miracles rationnels. Son pouvoir fascine. La posture de Yersin, dans ce contexte, est d’autant plus éloquente. Il est un enfant enfermé dans une légende qu’il ne sait pas assumer. Tout semble le dépasser, lui l’égoïste qui a fui les honneurs pour assouvir ses immenses plaisirs, lui le biologiste maudit, mu par sa seule liberté.
Patrick Deville, Peste et Choléra, Seuil, 2012, 228 pages