Les Petites Chaises rouges, Edna O’Brien
Après la publication de ses Mémoires, parus en France il y a quatre ans sous le titre Fille de la Campagne, Edna O’Brien revient au roman avec Les Petites Chaises Rouges, une magnifique histoire de honte et de rédemption.
Le roman commence comme un conte maléfique. Un inconnu, vêtu d’un manteau noir et de gants blancs, observe avec fascination le lit d’une rivière tourmentée. C’est un soir d’hiver, « dans un trou perdu glacial qui passe pour une ville et qu’on appelle Cloonoila ». Le narrateur prête alors sa voix aux habitants pour réinterpréter cette apparition à l’aune de ses funestes conséquences: « Longtemps après, d’aucuns rapporteraient d’étranges événements ce même soir d’hiver ; les aboiements des chiens, comme s’il y avait du tonnerre, et le timbre du rossignol dont on n’avait jamais entendu si à l’ouest le chant et les gazouillis. L’enfant d’une famille de Gitans, qui habitait une caravane au bord de la mer, jura avoir vu le Pooka s’approcher d’elle par la fenêtre, montrant du doigt une hachette ».
Le lecteur, averti par un texte glaçant placé en exergue, connaît déjà l’identité de ce mage apparemment inoffensif: Vladimir Dragan, dit Vlad, poète autoproclamé, exilé, visionnaire, guérisseur, sexothérapeute, est recherché par toutes les polices. Il est accusé de génocide, nettoyage ethnique, massacres, tortures. Edna O’Brien s’inspire de la figure de Rodovan Karadzic : pendant sa cavale longue de douze ans, le sinistre chef politique des Serbes de Bosnie se dissimulait sous les traits d’un gourou de la vie alternative, le soi-disant Dr. Dragan Dabic, les cheveux ramassés en chignon, tenant la rubrique hebdomadaire « Méditation » dans un magazine lifestyle.
Pourtant, Les Petites Chaises rouges n’a rien d’un vulgaire roman à clef qui tirerait son sujet vers le sensationnel. L’intrigue ne tourne pas autour de la révélation de l’identité de l’imposteur. Il n’y a pas de villageois plus sagace que les autres. Loin de là. L’instituteur les invite pourtant à se méfier en rappelant la figure de Raspoutine, mais on lui ricane au nez. Mujo, le réfugié qui fait la plonge à l’hôtel, lui, le reconnaît. Sa voix plutôt, « cette voix qui terrorisait les gens et l’emplissait de peur avant qu’il ne sût vraiment ce qu’était la peur ». Mais après une bagarre qui pourrait presque relever de la farce, il est sommé de rédiger une lettre d’excuses au gentleman injustement agressé. Tous succombent au pouvoir de séduction de l’homme à la mèche blanche : le prêtre trouve en lui les motifs d’une réconciliation entre foi catholique et orthodoxe ; la nonne pisse de joie à la fin d’une séance de lithothérapie.
L’audace de ce roman tient à la collusion entre ces deux univers : un pays d’Europe centrale, déchiré par la violence et le mal, et cette Irlande rurale, dépeinte avec lyrisme et dérision. Cette confrontation fictive correspond à une vérité historique : Rodovan Karadzic n’a jamais mis les pieds en Irlande, mais il y aurait certainement trouvé, comme son avatar romanesque, « cette innocence primordiale, perdue dans la plupart des lieux du monde » indissociable de cette mystique de la pureté serbe dont il se faisait le garant. Mais le véritable tour de force, c’est d’avoir placé au centre du roman la figure de Fidelma, belle brune « au sourire de Joconde » , incarnation de l’innocence sacrifiée. Désespérée de ne pas avoir d’enfants, celle-ci entreprend une vaste manœuvre érotico- culinaire, à base de supplications, de tourtes et d’allumettes au fromage, afin de se faire engrosser par le charlatan thérapeute. Les conséquences de cette union seront terribles. O’Brien retrouve ici son thème de prédilection, l’omniprésence de la culpabilité dans nos vies. Fidelma est-elle complice du Mal ? Quand l’innocence devient-elle un péché ? A la Haye, devant les juges du Tribunal Pénal International, Vlad n’assume rien, il a été un agneau au milieu d’une meute de loups. Le massacre de Srebrenica n’est qu’ « un mythe » et tout le reste n’est que « mise en scène » : « Il citait document sur document, s’emportait, fulminait, se répétait et, finalement, déclarait que les Serbes n’avaient aucunement l’intention de prendre cette ville, qu’il n’y avait pas eu de siège, que c’était une illusion, une invention de l’ennemi ». Fidelma, elle, se lance dans un véritable chemin de pénitence. Elle rejoint Londres où, hantée par son passé, elle partage le quotidien âpre et miséreux d’autres réfugiés.
La deuxième partie du roman est moins convaincante: dans sa volonté d’embrasser toute la misère du monde, de n’oublier personne, la plume d’O’Brien perd de son audace, de son humour et de sa vigueur. Elle irriterait presque par son moralisme convenu. Plus gênant, comme souvent dans la littérature contemporaine, les déracinés n’accèdent pas au statut de personnage : ils ne sont que des voix, des récits, qui trouvent leur justification dans l’artifice d’une réunion hebdomadaire organisé par un centre social.
Mais ne boudons pas notre plaisir : Les Petites Chaises Rouges est un grand roman, à la puissance magnétique. Rares sont les écrivains qui, dans une langue aussi sublime, superposent perspective historique et contemporaine avec autant de finesse. Chapeau bas.
Les Petites Chaises rouges, Edna O’Brien, éd. Sabine Wespieser, 2016, 367 pages.