Dans le Silence du vent, Louise Erdrich
Joe a treize ans, trois amis pour la vie, une passion sans limite pour Star Trek et les seins de sa jeune tante. Il vit sur une réserve amérindienne du Dakota du Nord, entouré d’une famille unie : le père, juge aux affaires tribales, est l’incarnation d’une paternité confiante et solide ; la mère, généreuse et aimante, a le don de sacraliser le moindre événement du quotidien. Au-delà des frontières de ce cercle intime, il y a tous les autres : l’oncle pompiste, alcoolo notoire à la trempe facile ; la fameuse tante Sonja, plantureuse jeune femme, objet de tous les fantasmes adolescents ; les grands-parents, grabataires déglingués, dont la lubricité n’a d’égale que la joie de transmettre et de raconter ; et puis tous les autres, les cousins, les parents, les frères des amis, personnages hauts en couleur qui assument tous leur part de responsabilité (ou d’irresponsabilité…) dans la vie du jeune garçon. Toute cette smala vivote plutôt joyeusement dans les limites étroites de la réserve. Pas de misérabilisme de mauvais goût : ici, on n’est pas plus malheureux qu’ailleurs.
Pourtant, le drame survient et renverse tout. Un soir, la mère de Joe est agressée : sauvagement battue et violée, elle doit à son seul sang-froid d’échapper à l’immolation. Enfermée dans le mutisme, elle tait le nom de son bourreau. Le père tente de répondre à cette violence par les armes qui sont les siennes : il participe aux maigres investigations, recueille des témoignages, revisite tous ses dossiers, formule des hypothèses. Mais toutes ses tentatives se heurtent à un hiatus juridique : si tout semble désigner le même homme, le procès ne peut s’ouvrir tant qu’on ne connaît pas l’endroit exact du crime. Or, l’agression s’est produite dans les environs de la Maison-Ronde, haut lieu de la réserve qui accueillait des cérémonies clandestines avant 1978[1]. Comble de malchance, trois types de terrains se trouvent sur cette zone : l’un appartient à la réserve, l’autre à l’Etat et le troisième à une personne privée. Il est donc impossible de désigner le tribunal compétent dans cette affaire. Au sein de cet imbroglio, l’agresseur exulte. Bientôt il revient hanter la communauté.
Face à l’échec de l’institution, il y a Joe, et son incommensurable douleur. Parce que son père ne peut rien, Joe va tout tenter. Ce récit de vengeance est, selon le New-York Times, « une sorte de croisade galvanisée par la colère de l’auteur ». A travers Joe et sa mère, c’est le destin tragique de toutes les femmes amérindiennes que raconte Louise Erdrich. Dans la postface, elle cite ainsi un rapport publié par Amnesty International selon lequel «une femme amérindienne sur trois sera violée au cours de sa vie (…). Quatre-vingt seize pour cent de ces viols sont commis par des hommes non-amérindiens». Le regard juvénile de Joe a en lui suffisamment d’innocence pour porter toute la charge : comment mieux écrire l’indignation qu’à travers le point de vue naïf d’un jeune adolescent ? Le procédé pourrait même paraître facile si le personnage n’était pas aussi complexe. Joe surprend, étonne, et ce, jusqu’à la fin.
Louise Erdrich écrit un grand roman parce qu’elle ranime vigoureusement la veine réaliste. Elle promène son miroir avec finesse et maîtrise, mais surtout avec une grande tendresse. Dans le silence du Vent fait vivre tout un monde, souffrant certes, mais aussi terriblement vivant. L’histoire est portée par un souffle éblouissant, qui procure un immense plaisir de lecture. Les personnages sont particulièrement bien campés ; l’exercice périlleux du dialogue, notamment entre adolescents, est très réussi ; les scènes, relatées avec un sens aigu du détail, s’enchaînent dans une grande fluidité.
Comme sa compatriote Toni Morrison, avec laquelle elle supporte largement la comparaison, Louise Erdrich place une minorité sur le devant de la scène : elle la porte à bout de bras, en montre les blessures, mais lui fait surtout relever fièrement la tête.
Louise Erdrich, Dans le Silence du vent, Albin Michel, 2014, 480 pages.
Sur le même roman, lisez aussi l’article d’Au Mont d’Ottans, excellent blog spécialisé dans la culture américaine sous toutes ses formes, souvent très inspirant.
[1] Date de la mythique Longest Walk qui permit aux Amérindiens d’obtenir le droit fédéral de liberté de religion.
Excellent! j’ai hâte de le lire, des récits qui nous plongent dans la réalité des groups sociaux souvent silenciés par la réthorique dominante des « happy endings » et du « yes, you can! »
Je suis tout à fait d’accord avec vous, c’est un moment de lecture très agréable qui nous transporte dans un univers méconnu…