Soumission, Michel Houellebecq
Bien sûr, il y a ce roman dont personne, même six mois plus tard, n’aura oublié combien il a défrayé la chronique. Bien sûr, il y a la personnalité malicieusement provocatrice de Michel Houellebecq. Mais il y aura eu aussi, avant que l’auteur ne mette prématurément un terme à la campagne de promotion du livre, une série d’interviews dans les grands médias particulièrement intéressantes, captivantes même, où s’affrontent une lecture journalistique de Soumission au premier degré et le relativisme inébranlable de Houellebecq ; son art d’écrire en somme, que ce dernier roman illustre brillamment.
Avant d’aller plus loin, résumons l’oeuvre : le narrateur, professeur d’université et spécialiste de Huysmans, mène une vie quelque peu monotone et triste, animée seulement de la présence de Myriam, une étudiante avec laquelle il entretient une relation instable. Autour de lui, le monde politique bouge. La France de 2017 a réélu François Hollande et en 2022, au moment où se déroule le récit, le pays est dans une phase de bouleversements : les habituelles formations de gouvernement sont malmenées par le Front National et par le parti musulman de Mohammed Ben Abbes, un très habile politique, doté d’une vision très forte pour la France. Ce dernier est finalement élu président et la République laïque prend fin.
Ce qui provoque le trouble à la lecture de Soumission, ce n’est pas cette histoire en tant que telle. Non, c’est l’incroyable flottement du sens, rendu possible par le regard distancié, relativiste en diable du protagoniste. On peut s’agacer parfois des effets stylistiques d’un auteur devenu un as de l’écriture détachée, alliant un style soutenu à un trivial poisseux. Mais on ne peut être qu’admiratif du pouvoir de fascination qu’exerce un texte dont on ne sait d’où il parle. Tout passe par le regard franchement myope du narrateur, un type bizarre, revenu de tout mais en quête d’un absolu, comme Durtal dans les romans de Huysmans. Toutefois, à la différence du personnage de Huysmans, le narrateur rate même sa conversion au catholicisme. Il reste à mi-chemin de tout idéal et patauge dans l’ennui.
A travers son regard, les soubresauts d’une république agonisante sont flous, éloignés, étouffés. Ainsi durant cette balade au centre de Paris où gronde à distance la rumeur d’affrontements dont on ne sait ni qui les a déclenchés, ni pourquoi. Or, de ce trouble perpétuel, les journalistes qui ont interviewé Houellebecq ne savent que faire. Il faut dire qu’ils ont face à eux un mauvais client. A la question de la responsabilité du romancier, Houellebecq se contente d’énoncer une tautologie dont certains feraient bien de se souvenir : « la fiction, c’est la fiction ». Quant aux opinions politiques de Houellebecq, écoutez plutôt :
Patrick Cohen : « vous n’avez pas de point de vue ? »
Houllebecq : « Non, pas trop ».
En cela, Michel Houellebecq ressemble terriblement à son personnage qui s’apprête à la fin du roman à se convertir à l’Islam : il le fait moins par conviction profonde que par une forme de lente acceptation du monde comme il va. Par une soumission douce, qui s’épanouit sur le terreau d’une existence pauvre, sans grande saveur.
En ce point, la petite histoire individuelle rejoint la grande vie politique, elle aussi décrite, notamment dans la première partie, comme minable et dont tout sens s’est évanoui. Il n’est qu’à voir comment Houellebecq enfonce la plupart des figures politiques avec un sarcasme réjouissant (Bayrou, Wauquiez, Hollande…). Rien n’est à sauver. La grande réussite de Soumission tient à sa cohérence interne, à sa vraisemblance absolue, non pas sur la question de l’islam en soi, mais en ce qu’il décrit de façon tout à fait plausible le délitement sourd, presque sans douleur, d’un système politique moribond.