Souvenirs de l’avenir, Siri Hustvedt
“Ce livre est un portrait de l’artiste en jeune femme, l’artiste venue à New York pour lire, souffrir et écrire son mystère. Comme le grand détective qui a les mêmes initiales qu’elle S.H., l’écrivain voit, entend et flaire les indices.” Roman, récit autobiographique, essai féministe, Souvenirs de l’avenir fait chanceler les frontières entre fiction et réalité. Siri Hustvedt y approfondit ses thèmes de prédilection : la création littéraire, les méandres de la mémoire, ou encore la violence du patriarcat.
Souvenirs de l’avenir est un roman composite, drolatique et sérieux, qui entrecroise deux époques, mêle trois strates narratives – le “maintenant” de la narratrice-autrice, le journal de la jeune romancière en herbe et des extraits de son premier roman inachevé -, le tout rafraîchi de petits croquis. Siri Hustvedt y brouille à dessein les frontières entre fiction et réalité. Sa narratrice se nomme S.H., un certain nombre de faits coïncident avec sa vie, quand d’autres, en revanche, viennent annihiler toute identification. L’autrice poursuit dans ce roman sa réflexion sur la porosité entre mémoire et imagination, qu’elle prête à son double fictif : «J’ai toujours cru que mémoire et imagination étaient une seule et même faculté.» ; « dites-moi où finit la mémoire et où commence l’invention?»
New York, 1978, une jeune femme originaire du Minnesota emménage dans un vieil immeuble aux fines cloisons afin d’écrire son premier roman. « Je ne cherchais ni le bonheur ni mes aises à New York. Je cherchais l’aventure, et je savais que l’aventurier doit souffrir avant d’arriver chez lui après d’innombrables épreuves sur terre comme sur mer, ou de finir éteint d’un souffle par les dieux. » La jeune femme se donne un an pour écrire son premier roman. Elle n’a alors qu’une vague idée de son héros, « moins un personnage qu’une possibilité rythmique, une créature embryonnaire de mon imagination, que je ressentais comme une série de battements métriques s’accélérant ou ralentissant avec mon pas tandis que je déambulais au hasard des rues de la ville. » Mais elle se laisse vite distraire par les bruits qui lui parviennent de l’autre côté de la cloison : “amsah” semble psalmodier chaque soir une voix féminine désespérée, “I’m sad” en réalité. A la suite de Ian, son jeune héros, S.H. se rêve en Sherlock Holmes. Armée d’un stéthoscope, la narratrice épie sa voisine et recopie dans son journal les inquiétants monologues, entre folie et détresse, reconstruisant par bribes la tragique histoire d’une enfant défenestrée. Jusqu’au jour où la violence s’immisce dans son propre appartement, entraînant la rencontre avec sa mystérieuse voisine et ses fantasques amies.
Quarante ans plus tard, devenue l’autrice qu’elle rêvait d’être, S.H. retrouve le journal qu’elle tenait à l’époque ainsi que le manuscrit de son premier roman. La romancière se plonge alors dans son passé, confrontant sa mémoire aux faits rapportés et sondant le traumatisme encore vivace de cette soirée où sa vie a basculé.“Il n’a été qu’un exemple parmi tant d’autres, lesquels ont fusionné en un seul individu, en un unique type d’homme que je rencontrais tout le temps, un homme plus ou moins jeune, dont les yeux ne cessaient de s’égarer, délaissant mon visage pour les régions inférieures, un homme qui parlait, parlait et parlait sans jamais me poser de questions, […] qui, pour des raisons qui me dépassaient, semblait me croire incompétentes en tout domaines […], un homme qui en fin de soirée [… ] n’était soudain plus que mains et salive, besoins urgents, et que, régulièrement, il fallait repousser avec force.” Le passé vu de l’avenir sert une réflexion féministe au cœur du roman, qui convoque aussi bien la baronne Freytag-Loringhoven – dont Duchamp se serait approprié l’œuvre Fontaine – que des personnages fictifs.
Au fil du roman, “une histoire en est devenue une autre.” Mémoire et imagination ont travaillé de conserve, et la narratrice-autrice a pris son envol. Fantaisiste, féministe et érudit, le septième roman de Siri Hustvedt est un vrai régal.
Souvenirs de l’avenir, Siri Hustvedt, traduction Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2019, 332 pages.