Tabac rouge, James Thiérrée
Avec Tabac rouge, cinquième spectacle de James Thiérrée et sa Compagnie du Hanneton, l’artiste circassien poursuit sa bascule vers la chorégraphie et invente un nouveau genre : le « chorédrame ». Le public, depuis le début de la tournée en 2013, est bien au rendez-vous, charmé par des propositions toujours singulières, visuellement très fortes – comme Au revoir parapluie, créé en 2007- et par les qualités d’interprète de cet enfant de la balle. Pourtant, si l’on retrouve avec joie l’imaginaire volcanique de ce « sculpteur » de scène, on sort moins convaincu, moins transporté, un peu déçu d’avoir connu l’ennui.
Les premiers instants du spectacle sont, comme souvent, magiques. Ce que James Thiérrée réussit une fois de plus, c’est à plonger d’emblée le spectateur dans un univers esthétique très travaillé, propre à chaque création. Dès le début s’impose un monde étrange, fait à la fois d’ancien et de moderne, d’organisation et de laisser-aller. Un fauteuil fatigué et un bureau encombré côtoient une cabine technique ; musique classique et souffles de machineries se mêlent. De vieux tissus sont suspendus aux cintres. Au lointain, un gigantesque panneau amovible, dont la paroi est recouverte de miroirs, délimite l’espace scénique. Dans cet univers mouvant, où tout est monté sur roulettes et se déplace au fil des révolutions intérieures, s’agite une communauté extrêmement hiérarchisée. Un personnage à l’apparence vieillie (interprété d’abord par Denis Lavant puis, ces derniers mois de tournée, par James Thiérrée lui-même) commande à un adjoint plus jeune, sorte de sous-officier ou de majordome, et à travers lui à un ensemble de figures féminines (danseuses et contorsionnistes).
Un des mystères de Tabac rouge, dont l’écriture est par ailleurs très narrative, est lié à ce personnage dominant qui, selon les identités qu’on lui prête, éclaire différemment la réflexion. Sa toute-puissance est vite établie à travers la manière dont les autres réagissent au moindre de ses gestes ou intentions. Certaines inventions, drôles et inquiétantes, marquent le rapport de domination au point qu’on se demande si ces êtres au langage et aux postures animales sont des entités extérieures soumises à la volonté d’un puissant ou des instances intérieures figurant les pulsions d’un sujet en crise. On pense par exemple au moment où le majordome (l’excellent Manuel Rodriguez), posté aux côtés de son maître qui lit une lettre, répercute de tout son corps les mouvements d’humeur de ce dernier, se désarticulant, se ratatinant ou se dépliant selon que James Thiérrée froisse ou défroisse le papier. S’agit-il alors d’un roi tyrannique qui pousserait l’exercice du pouvoir jusqu’à l’incorporation de ses propres sujets ? Comment ne pas penser aussi à la figure du Créateur régnant sur son équipe peut-être, ou plus métaphoriquement sur ses instances créatrices ? La présence d’un clavier sur le bureau, la référence au souffle créateur à travers l’inspiration du tabac, ou le fait même que le chorégraphe choisisse de reprendre le rôle, invitent bien à associer le personnage à cette figure.
Quoi qu’il en soit, un profond sentiment d’ennui motive le parcours de ce personnage. Le maître dépérit dans son fauteuil, lassé des obligations de ce monde-machine, indifférent aux propositions de ses sujets. Pour échapper à une mort physique ou psychique certaine, la seule issue semble la fuite. Mais comme la sortie est difficile ! Tabac rouge est construit sur cet aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur de ce monde, le passage à l’extérieur étant matérialisé par le retournement du panneau dont on ne voit plus alors l’endroit de miroirs, mais l’envers de tubes métalliques rouillés. La première fois, alors que James Thiérrée franchit une porte découpée dans le panneau, ses créatures le suivent et tentent, réunies en une vague lancinante et superbe, de faire refluer le Créateur sur son siège. Chacune de ses sorties apporte aussi son lot de désillusions car les figures harcelantes du monde intérieur suivent et se retrouvent partout : existe-t-il vraiment, pour le Créateur, un autre espace que celui de la création ?
Après des développements et digressions parfois bien longs et qui nous font perdre quelque peu le fil du spectacle, la fin du « chorédrame » propose une autre voie, qui permet à la communauté d’échapper à la binarité illusoire d’un dedans/dehors. L’espace de la création peut redevenir habitable à la condition de ne plus être un lieu de pouvoir et d’interdépendance, où le maître règne sur ses créatures qui en retour tyrannisent le maître. Le roi redevient alors sujet parmi ses sujets et se met à danser parmi eux. Les carcans de l’ancien monde volent en éclats, et les dernières images du spectacle montrent le lourd panneau amovible tournoyant dans les airs. Mais si l’idée d’une machinerie allégée, aérée, paraît intéressante pour évoquer la création ou peut-être le fonctionnement d’une société, la vision de cette énorme structure métallique en révolution manque tout de même de légèreté. Et dans ces moments-là retombe l’enchantement des débuts.
Mise en scène, scénographie et chorégraphies : James Thiérrée
Costumes : Victoria Thiérrée
Interprété par : James Thiérrée, Noémie Ettlin, Anna Calsina Forellad, Namkyung Kim, Matina Kokolaki, Katell Le Brenn, Piergiorgio Milano, Thi Mai Nguyen, Ioulia Plotnikova, Manuel Rodriguez
Création : 2013
Durée : 1h35
Tabac Rouge est à voir au TNP de Villeurbanne jusqu’au 22 septembre 2014.
Pour davantage de dates, cliquez ici.
Consultez le Site web de la compagnie du Hanneton pour tout renseignement complémentaire.
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