Parmi ces hommes parés de Tours Eiffel en plastique et de colliers lumineux qui parcourent le Paris touristique pour écouler leur camelote, on pourrait trouver Dheepan. Ancien soldat des Tigres Tamouls, Dheepan a fui la guerre au Sri Lanka. Pour émigrer plus facilement vers l’Europe, il s’est associé à une jeune femme et à une orpheline rencontrées dans un camp de réfugiés. Les trois inconnus ont fait route vers Paris et ont échoué dans sa banlieue, au Pré, terre de violence certes, mais symbole de quiétude et d’espoir pour ceux qui ont fui la guerre. Au Pré, les dealers tiennent conférences dans les cages d’escaliers, les veilleurs parcourent incessamment les toits, on célèbre les libérations de prison par des tirs de gros calibre. Au Pré, il n’y a rien : les habitants –prolos, retraités, handicapés – mènent leur vie parmi les voyous et participent malgré eux au statu quo ; les bâtiments sont vétustes et d’une incroyable saleté. Dheepan sera désormais le gardien des blocs A à D de cet hallucinant décor. Il ne parle pas un mot de français et dort par terre dans la loge minable qu’il habite avec cette femme et cette fille qu’il ne connaît pas. Démarre alors un huis clos – on ne sortira plus de la cité – dans lequel l’étrange famille apprendra à tisser des liens et à s’intégrer à ce nouvel environnement. Tout au long de cette quête, le cinéaste s’attache à ces moments délicats où les étrangers se heurtent à une culture indéchiffrable, de la qualité de l’eau courante à cette étrange façon de ranger le courrier. Instants douloureux et pitoyables au cours desquels toute l’empathie du spectateur est finement sollicitée. Dans son obsession de conquérir une vie heureuse, Dheepan joue scrupuleusement son rôle et tâche d’oublier...
La Belle saison, Catherine Corsini
écrit par Célian Faure
Dans les années 70, Delphine, jeune paysanne débrouillarde à la sexualité assumée rencontre Carole, militante du Mouvement de libération des femmes, parisienne sophistiquée et charismatique. Mais la romance est brutalement interrompue : le père de Delphine a une attaque, ce qui oblige la jeune fille à retourner chez elle pour épauler sa mère. Carole la rejoint bientôt. Cependant, transposé en milieu rural, leur amour se heurte à de lourds clivages socioculturels. Un film d’été subtil, agréable et plutôt convaincant. Dans la vision nostalgique et fantasmée d’une époque libertaire et décomplexée, on retrouve ces couleurs légèrement voilées, ces chemises et ces barbes, ces cigarettes qu’on allume partout, ces bravades perpétuelles contre une société corsetée qui s’ouvre doucement, celle du général de Gaulle et de Pompidou. Catherine Corsini se jette volontiers dans ces images d’Epinal et se paie même le culot de filmer une bande de jeunes fuyant dans la rue au rythme du Move over de Janis Joplin. Après tout pourquoi pas : certains clichés se boivent comme du petit lait. Le Paris de Corsini, celui des luttes féministes, des amphis et des pattes d’eph’ a donc un petit goût d’exotisme mémoriel et se complaît dans le mythe de l’âge d’or. Dans un souci apparent de réalisme, la réalisatrice met en scène des réunions, meetings et débats dans lesquels on s’écharpe, on décide, on chante aussi, à tue-tête et le poing levé. Mais, pareilles à des souvenirs magnifiés, ces scènes sonnent souvent faux. L’excès manifeste d’enthousiasme – d’hystérie dites-vous ? – donne davantage l’impression que les gamines s’amusent, s’encanaillent et que jeunesse se passe. Le regard de Corsini se teinte d’une pointe de condescendance qui dégagerait presque des relents phallocrates. Un comble. Mais le portrait des luttes féministes n’est pas l’argument essentiel du film, et l’intrigue...
Une Histoire américaine, Armel Hostiou
écrit par Sullivan Caristan
Le titre, l’affiche, l’aura de film d’auteur suscitent la curiosité et l’appétit du spectateur. On ressort de la séance avec des sentiments mitigés : on a un peu ri, on a été un peu ému mais on est surtout très irrité par le personnage sur lequel repose tout le film… Vincent est un trentenaire français. Il est à New York afin de reconquérir une femme, Barbara, qui l’a quitté. Elle lui annonce qu’elle lui a acheté un billet de retour pour Paris. A partir de là, Vincent s’accroche, s’entête et se livre aux figures imposées du mec lourd, de la bravade face au nouveau copain de Barbara à la visite impromptue chez elle le dimanche matin. Radieuse, une fille danoise rencontrée dans un bar l’accompagne durant une partie de son errance new-yorkaise. Vincent (Macaigne) est un antihéros. Tout repose sur lui et pourtant il ne répond de rien. Il nous accompagne de sa voix éraillée jusqu’au générique de fin, mais on sait qu’on ne peut pas compter sur lui. Les mots qui viennent à l’esprit pour le qualifier renvoient à l’univers voire à l’esthétique de la dépression : hirsute, voûté, houellebecquien, pathétique enfin. La première scène avec Barbara nous le montre la nuit sur les rives de l’Hudson River. Mal à l’aise, il quémande un peu d’affection. Il fait le pitre, campe pour lui-même autant que pour celle qu’il dit aimer (on en doute jusqu’à la fin) un personnage très français : avec un very french accent, il se montre tour à tour spirituel, cynique, sensible, surtout préoccupé de ses propres effets. Et il en sera ainsi durant tout le récit : le personnage, très autocentré, rebelle post-adolescent, ne semble pas vouloir accepter le monde tel qu’il est. Son errance new-yorkaise est une fuite en avant, avec ce...
Une Nouvelle amie, François Ozon
écrit par Marie-Anna Gauthier
Pas de risque de spoiler : tout le monde sait que la Nouvelle amie de François Ozon est un travesti, incarné par Romain Duris. Le suspense ne réside pas là, mais dans les multiples imbroglios sentimentaux que cette découverte va provoquer dans l’entourage du personnage. Un très beau film qui renoue avec l’esthétique du conte pour mieux parler d’amour. Claire et Laura se connaissent depuis l’enfance, elles rencontrent quelqu’un, se marient… puis Laura décède prématurément. A son enterrement, Claire (impressionnante Anaïs Demoustier), dévastée, promet de prendre soin de son mari et de sa petite fille. Ce qu’elle fera, bien sûr, mais pas tout à fait de la manière dont elle l’entendait. Une histoire d’adultère ? On pourrait s’y attendre, mais on est chez Ozon, et tout est bien plus retors. Préoccupée par l’état mental de David qui ne donne pas de nouvelles depuis l’enterrement, Claire s’introduit chez lui et le découvre donnant le biberon à la petite… habillé en femme. David passe rapidement à confesse : il a toujours aimé ça, se travestir, Laura l’acceptait bien, et depuis qu’elle est morte, il a replongé. Ambiguïté, tel est le maître-mot du cinéma d’Ozon et Une nouvelle amie ne déroge pas à la règle : le travestissement est-il le signe d’un amour absolu, dans lequel on viendrait se confondre avec l’absent ? Est-ce le déguisement qui permet d’accomplir le travail de deuil ? Est-ce une façon d’aider le bébé à supporter l’absence de sa mère ? Ou est-ce plutôt la réalisation d’un fantasme plus ancien que la perte de l’être cher viendrait autoriser ? L’une des grandes habiletés du scénario repose sur ce lien fécond entre le deuil et le travestissement : les deux idées se mêlent, se confondent et empêchent toute interprétation univoque. La première séquence annonce bien cette esthétique du trouble :...
Hippocrate, Thomas Lilti
écrit par M.A. Gauthier et M. Devers
Hippocrate est un exemple de cinéma populaire efficace: une immersion très réussie dans le monde de l’hôpital qui évite l’écueil de la leçon de choses. Une mise en scène inspirée et surtout un excellent duo d’acteurs. Hippocrate, c’est un peu le Polisse de l’hôpital : l’immersion d’un novice est le prétexte à un portrait fidèle d’une profession et d’une institution. Caméra à l’épaule, on suit le trajet de Benjamin, jeune interne fraîchement débarqué, de la lingerie où il retire sa blouse tachée (mais pas de panique, « de taches propres ») à son transfert dans un autre service. Thomas Lilti livre la chronique de ces quelques semaines et trouve presque toujours le ton juste, distillant les émotions avec délicatesse. Le spectateur passe un excellent moment, porté par un rythme parfait et une réalisation très solide, en témoigne le superbe plan-séquence qui suit le trajet des déchets jusqu’à leur évacuation en panache par la cheminée de l’hôpital. Hippocrate évite les poncifs de la série médicale US, sans quoi le film ne présenterait guère d’intérêt : ici pas d’opération spectaculaire, de sauvetage in extremis à la faveur d’une idée de génie, encore moins d’intrigue amoureuse entre médecin et infirmière. Le corps est savamment mis en lumière et on le suit toujours de près : corps fatigués des internes, corps abîmés des soignés ou corps déjantés de ceux qui noient la difficulté du métier dans les excès. Le spectateur est immergé dans le monde de l’hôpital, mais encore plus dans celui, clos et bleuté, de ceux qui y vivent. Dans cet univers-là, une main d’interne caressant la main fatiguée d’une vieille dame mourante devient bien plus héroïque qu’un acte clinique. Le film est farouchement réaliste, voire naturaliste, tant cette notion de corporalité est importante : la saleté, le sang, les fluides, la merde… et...
La Chambre bleue, Mathieu Amalric
écrit par Célian Faure
Cette chambre bleue a d’abord l’air d’une star. Ses murs, ses rideaux, son mobilier, sa fenêtre, Mathieu Amalric la filme comme Godard filma Bardot. Mais elle n’est qu’un point de départ, un nid dans lequel s’ébattent Julien et Esther, deux amants passionnés qui tentent d’échapper à d’austères vies familiales. Une relation adultérine qui ne peut en rester là tant les amants s’aiment et se dévorent. On se gardera bien de dévoiler l’événement central, car celui-ci, et c’est l’une des grandes réussites du film, se découvre seul, au fil de la narration et des images qui s’égrènent. Cette progression plonge le spectateur dans une étrange circonspection qui évolue à mesure que la lumière se fait sur cet événement. N’oublions pas que l’histoire est signée Georges Simenon, le génial créateur de Maigret. Mais La Chambre bleue revisitée par Amalric est bien davantage qu’un polar efficace : le cinéaste décortique avec brio les ressorts d’une passion amoureuse et livre une œuvre d’une beauté inouïe. Et c’est cette beauté que nous retiendrons en tout premier lieu. Amalric fait le choix d’un format resserré en 4/3, presqu’un carré en somme, qui nous permet d’appréhender l’image d’un seul coup d’œil, image qu’il compose et soigne consciencieusement. On reste subjugué par la beauté de chacun de ces plans, presque toujours fixes, par leur pertinence, leurs couleurs, leur composition sobre, leurs enchaînements. Il y a là une œuvre de photographe, en tout cas l’œuvre d’un cinéaste qui a compris que son art était d’abord celui de l’image. Toutefois, le film serait demeuré vide sans une narration efficace et un propos qui interpelle : au fil d’un récit rétrospectif, Amalric sonde les ressorts de la culpabilité de Julien, le personnage qu’il incarne. Face à des gendarmes, à un psychologue, puis face au juge d’instruction...
Pas son genre, Lucas Belvaux
écrit par Marie Fernandez
Dans son dernier long métrage, Lucas Belvaux, s’inspirant du roman de Philippe Vilain, filme une aventure qu’aucun site de rencontre n’aurait jamais programmée au monde des affinités raisonnées. Il s’en saisit pour interroger le mystère du lien amoureux, sa capacité à unir les êtres par-delà leur inscription sociale, son nécessaire et douloureux cheminement de l’intimité de la chambre au vaste monde. Si le film a souvent tendance à agacer, par des séquences trop convenues ou sans saveur, par des dialogues souvent alambiqués, on doit lui reconnaître une certaine force, qui tient à la belle interprétation d’Emilie Dequenne autant qu’à cette réflexion post-marivaudienne sur les possibles de l’amour. Dans un univers de classes bien cloisonné, Clément Leguern et Jennifer n’auraient jamais dû se croiser. Durant les quinze premières minutes du film, Lucas Belvaux prend le temps d’esquisser le milieu social et culturel de chaque personnage, faisant de la rencontre que nous savons imminente un horizon d’autant plus insolite et hasardeux. Clément est un Parisien bien né, professeur de philosophie spécialiste de la pensée allemande et auteur d’un livre à succès « De l’amour (et du hasard) » (Marivaux pointe son nez) ; Jennifer, mère célibataire, est coiffeuse à Arras et occupe ses samedis soirs à chanter dans un club de karaoké avec deux copines shampouineuses. Mais la trajectoire de Clément est déviée par le jeu des mutations de l’Education nationale et le voilà nommé pour un an à Arras, à son grand dam. Avec des airs de martyr, le jeune enseignant entame sa traversée du désert lorsque le déplacement prend une autre tournure, celle d’une rencontre inattendue. La prise de contact est vertigineuse. A chaque rendez-vous, on se demande par quel miracle les personnages vont bien pouvoir s’ajuster l’un à l’autre, sur une terre instable où se...
La Crème de la crème, Kim Chapiron
écrit par Marie Fernandez
« Vous êtes dans la meilleure business school d’Europe » déclare le directeur d’une grande école type HEC lors de son discours de bienvenue aux premières années, dans un amphithéâtre empli de têtes blondes recevant avec gravité le sacre réservé à « la crème de la crème ». A cette scène d’ouverture succède sans transition le spectacle édifiant de Jaffar, deuxième année, se masturbant devant un film X. Voilà qui est clair : c’est avec une lame particulièrement aiguisée que Kim Chapiron, dans son dernier long métrage, attaque les valeurs et comportements de cette prétendue élite à laquelle aspirent aujourd’hui nombre de jeunes gens. Dilettantisme, machisme, déliquescence morale, le portrait n’est guère flatteur et l’on comprend que les élèves de la grande école parisienne aient peu apprécié la caricature. Trois personnages, Dan, Kelli et Louis, sont au centre du film. Leur histoire semble constamment mise en regard avec celle des célèbres étudiants de Harvard racontée par David Fincher dans « The Social Network« . Comme Mark Zuckerberg, les protagonistes imaginés par Chapiron peinent à trouver leur place dans un réseau de clubs fortement discriminants : Kelli, figure de la Pauvre, vient d’une famille modeste et n’a pas suivi la voie royale des classes préparatoires pour intégrer l’école, Dan et Jaffar figurent quant à eux les Arabes de la communauté, dont la mise à l’écart dit assez le mépris latent qui les entoure. Dan et Kelli prennent la tête d’un réseau qui, comme Facebook, se développe d’abord à l’intérieur de l’école avant de s’étendre à d’autres centres universitaires. Comme Mark Zuckerberg, ils sont rejoints par un jeune homme ambitieux, parfaite émanation de son milieu grand–bourgeois, le biennommé Louis. Les parallélismes de réalisation (séquences filmées dans la petite chambre universitaire) complètent les points communs de la narration. Mais le rapprochement permet surtout...
L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville...
écrit par Célian Faure
En 1969, Jean-Pierre Melville adapte sur grand écran le roman de Joseph Kessel, L’Armée des ombres, chef-d’œuvre de la littérature sur le thème de la Résistance sous l’occupation nazie. Sur ce sujet rebattu, plus d’un réalisateur a mordu la poussière en abusant de clichés par le biais d’un romantisme idiot, d’une esthétisation outrancière ou d’arrangements grossiers avec la réalité historique. Jusqu’à aujourd’hui, le nanar sur la Résistance se distingue principalement par son regard de groupie admirative et par sa complaisance nigaude virant à l’apologie toute soviétique du héros martyr. Au milieu de ce marasme, L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville se distingue et fait figure de chef d’œuvre inégalé. Alors que l’époque (1969) est à la gloire de la Résistance, alors qu’André Malraux joue de son vibrato pour saluer l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, le film montre une réalité un peu moins clinquante. Mais la tâche n’était pas très ardue pour Jean-Pierre Melville. Son réalisme brut, lent et épuré semblait tout indiqué pour s’atteler à un tel sujet, lui, l’auteur de polars glauques qui parvient à restituer la morosité des situations tout en conservant une grande beauté à l’image et en alimentant une tension corrosive. Melville n’en fait pas des tonnes. Il ne fait pas résonner les violons lors d’une arrestation, il ne fait pas pleurer ses personnages, il ne souligne pas bêtement les coups d’éclat. Des actions épatantes, le film n’en a d’ailleurs pas, à moins qu’elles soient si bien filmées qu’elles n’en ont pas l’air… La Résistance c’est bien cela, non ? Des héros qui s’ignorent, qui agissent parce qu’ils ne peuvent faire autrement, déconnectés de toute gloriole anthume, obnubilés par la radio qu’ils doivent livrer sans encombre, par ces petites missions qui n’ont l’air de rien, ces petits tracas de la...