LHP rendent hommage au tout récent Prix Nobel de littérature 2015, avec une chronique de La Fin de l’homme rouge publiée sur le site en Mars 2014. Pendant près de vingt ans, Svetlana Alexievitch a recueilli les témoignages d’ex-citoyens de la défunte URSS. C’est l’âme d’un peuple perdu qu’elle sonde, coincé entre un passé mythique, douloureux, et une modernité rugueuse qui bouleverse radicalement tous les repères. De la Perestroïka aux années Poutine en passant par la chute du régime en 1991 et le coup d’Etat d’Eltsine, l’écrivain russe promène son lecteur parmi les consciences. Celles des anciens, d’abord, ceux qui ont tout connu de l’ère soviétique, l’enrôlement des jeunes, la ferveur, les guerres, les famines, les confidences des cuisines. Celles des plus jeunes ensuite, acclimatés à la nouvelle Russie, ses errements, ses vides, qui vivent le socialisme par procuration, d’un œil parfois moqueur. Voilà une œuvre essentielle et passionnante, dont la traduction récente en langue française, chez Actes Sud, tombe tristement à point nommé : La Fin de l’homme rouge apporte un éclairage salutaire aux événements que connaît l’Ukraine en ce début d’année 2014, tout particulièrement en Crimée. Car cette guerre larvée n’est pas seulement le fruit de dirigeants irresponsables. Elle est sans doute aussi la conséquence d’une profonde crise identitaire. En psychanalyste attentive, l’auteur de ce docu-littéraire – peut-on vraiment l’appeler auteur ?[1] – écoute et note les vérités, les cris de détresse, les confessions inavouables. Sous sa plume, pas de jugement ni de tentatives pour faire émerger un sens. Encore moins de thèses. Les témoignages – Alexievitch l’affirme haut et fort dans un propos liminaire – sont pris comme de purs morceaux de littérature. Ils ne composent pas un travail d’historien, mais d’écrivain. Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie,...
La Lune dans le puits, François Beaune
écrit par Marie-Anna Gauthier
Drôle d’objet que le dernier opus de François Beaune. Entre Décembre 2011 et Avril 2013, le jeune romancier lyonnais a parcouru tout le pourtour méditerranéen en quête d’histoires vraies. La Lune dans le puits est la somme de tous ces récits. L’objectif ? Construire le portrait de « ce nouvel individu collectif, né au combat sur les vases grecs, le livre de l’avocat-supporter-architecte-de-cirque-en-sable-aubergiste-au-chômage-sirène-de-call-center-gymnaste-et artisane-de-médina-délocalisée, le livre du plombier-peintre-poète-à-la-retraite-joueur-de-oud-de-tavla-fumeur-de-chicha-cireur-droguiste-conteur-cremière ». Définir en quelque sorte une identité méditerranéenne – peut-on aujourd’hui encore oser l’expression ? – au-delà des clivages politiques, religieux, culturels qui agitent traditionnellement la région. Le projet est ambitieux, voire titanesque : il dépasse en tout cas largement les contours restreints de notre petit débat national. Chapoté par Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture, il ne saurait s’entendre sans son versant multimédia : aujourd’hui, les histoires s’écrivent sans François Beaune, et ce, directement sur le site du projet. Chaque habitant de la Méditerranée peut déposer son histoire vraie dans sa langue et sous la forme de son choix (vidéo, son, texte). Fin 2013, plus de 1300 histoires étaient en ligne. Ambitieux projet, donc, dont on peut attendre le pire comme le meilleur. Le pire ? Un recueil d’historiettes bien pensantes qu’on lirait en écoutant du Manu Chao sur des coussins bariolés et qu’on refermerait rassérénés, convaincus par toute cette belle humanité. Nous sommes tous des citoyens du monde, après tout… Le meilleur ? Une mosaïque bigarrée, en reliefs et en couleurs, qui prend à bras le corps la question de l’identité. François Beaune nous offre cette seconde version : La Lune dans le puits est un livre fin et subtil, qui propose, en filigrane, un parcours intellectuel très convaincant. Au terme de son voyage, l’auteur propose courageusement un portrait de « cet individu collectif (…) révélé par ces reflets de lune ». On peut trouver cette définition consensuelle – on vous laisse juger… – mais elle a déjà le mérite d’exister. Le projet pourrait achopper sur bien des points, mais François Beaune contourne les difficultés avec une grande finesse. Ainsi, comment traduire tous ces récits sans les trahir ? Que faire des particularismes langagiers ? Comment retranscrire la parole du boxeur algérois ou de l’homme de la haute société du Caire ? L’auteur choisit d’homogénéiser l’ensemble, alors qu’il aurait pu tenter de retranscrire l’oralité des uns et des autres. Paradoxalement, ce lissage linguistique donne plus de charge émotive aux histoires, elles sont lancées au lecteur comme des pierres brutes. Cette atonalité facilite l’identification du lecteur qui vibre sans qu’on se joue de lui : oui, La Lune dans le puits est un livre intense, qui serre le ventre et fait briller les yeux… On est saisi par l’histoire poignante de ce petit artiste juif qui meurt d’avoir sculpté le dernier repas d’une famille juive, alors qu’un officier allemand lui a commandé une reproduction de la Cène ; on s’émeut de la tentative désespérée d’un village palestinien pour vivre en autosuffisance, lors de la première Intifada, alors que des troupes israéliennes s’acharnent à tuer leurs vaches cachées dans le maquis ; on est attendri par ce jeune aviateur sicilien qui a l’habitude de jeter dans les airs son sac de linge sale pour que sa mama le récupère… Reste alors à soulever la question la plus délicate: François Beaune est-il ici l’auteur de La Lune dans le puits ? Peut-on lui accorder l’autorité d’une œuvre qui n’est, pour une large part, qu’une collecte de récits ? La question est d’autant plus pertinente que le projet navigue aujourd’hui sur la Toile en complète autonomie. C’est pourtant bien à lui seul qu’il faut tirer notre chapeau. D’abord, parce qu’il est responsable du tri, de l’agencement – selon les âges de la vie, de l’enfance à la mort – et de la réécriture. Ensuite, parce qu’il dispose au cœur de l’œuvre des éléments très personnels. Ces digressions sont d’ailleurs un peu foutraques : reconnaissables par l’italique, elles empruntent tout autant à l’autobiographie qu’au récit de voyage, au reportage qu’au texte poétique. Se...