Un village turc, aujourd’hui. Cinq jeunes sœurs sont confrontées au poids des traditions et contraintes d’abandonner liberté et légèreté pour devenir de bonnes épouses. Dans leur maison devenue prison, éprises d’une impérieuse envie de liberté, elles tentent d’échapper à leur sort. Deniz Gamze Ergüven signe ici un premier long métrage lumineux et terrible : elle filme avec grâce cinq jeunes filles sublimes, victimes d’une société « qui a tellement peur du sexe que tout devient sexuel »[1]. Un film poignant et engagé. Le film s’ouvre sur des larmes ; celles d’une fille de 12 ans qui fait ses adieux à son professeur. Mais ce chagrin d’école ne dure pas et laisse bientôt place à des jeux enfantins : les cinq sœurs s’amusent dans la mer avec des garçons. Scène légère, joyeuse, offrant aux spectateurs la beauté sauvage de ces filles dont la vie semble n’être inondée que de soleil et de promesses radieuses. Mais deux d’entre elles ont l’audace de grimper sur des épaules masculines, et l’allégresse tourne court. Dénoncées par une villageoise, les voilà donc accusées de se « masturber sur la nuque des garçons ». Face à l’absurdité de la situation, le spectateur jubile quand l’une des sœurs se met à brûler des chaises : « c’est dégueulasse, elles ont touché nos trous du cul ». On pressent d’emblée que le poids de principes ancestraux va happer ces filles aux airs d’héroïnes tragiques, et l’on songe volontiers au très beau Virgin Suicide de Sofia Coppola. Cependant, Coppola met en scène un tragique désincarné, quand celui de Deniz Gamze Ergüven est davantage sociétal puisqu’il nait du poids des conventions. Ces jolies filles ne sont pas bien nées, le film se déroule « à mille kilomètres d’Istanbul » au bord de la mer Noire. Leur sensualité apparaît comme un crime aux yeux de l’oncle et de la grand-mère...
Mommy, Xavier Dolan
écrit par Célian Faure
Le dernier film de l’excellent Xavier Dolan nous plonge dans l’intimité violente d’une mère et de son fils. Un petit chef d’œuvre. Steve (excellent Antoine-Olivier Pilon) est atteint d’un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. Tout juste exclu d’un centre de rééducation du fait de sa violence, celui-ci retrouve sa mère, Diane Després (touchante Anne Dorval), qu’il adore plus que de raison. Dès les premiers instants, les effusions d’amour de Steve pour Diane succèdent aux accès de brutalité à son égard. En face du logis de ce couple terrible, une voisine étrange, snob et mutique les observe. C’est Kyla, professeur en congé sabbatique qui se remet doucement d’un drame terrible. Bientôt un trio harmonieux et prometteur se forme. Il a une gueule blonde, l’œil rougeaud et une grosse bouche. De cette bouche, il a fait un puits à injures, un gueuloir infini qu’il tortille et déforme dans tous les sens pour tirer la langue, montrer les gencives et cracher. Lui, c’est Steve, un ado terrible, violent, qui vitupère, tape du pied et braille encore et toujours, mû par ses seules émotions. Complètement irrationnel, Steve n’a que son amour et sa colère pour lui… Et sa mère, une femme un brin vulgaire, une grande gueule sans le sou et sans éducation. On le connaît Dolan. Un post-adolescent éternel au cinéma écorché vif et passionné, dans lequel on s’agite en insultant sa mère, sur un arrière-fond de musique pop. Un génie pour certain, un poseur injustement starifié pour d’autres. Et c’est vrai que parfois notre cœur balance. Mais, dans cette nouvelle plongée dans l’intimité d’une mère et de son fils, l’aiguille de la balance s’est bloquée tout à droite, du côté des chefs d’œuvre. Dolan est un cinéaste, un vrai, qui ne redoute jamais de...
Tel Père tel fils, Hirokazu Kore-Eda
écrit par Marie Fernandez
Tel Père tel fils, dernier long-métrage du réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda, a des allures de conte. La structure du récit est celle de bien des histoires de notre enfance : un personnage est confronté à une épreuve mais, au prix de transformations intérieures parfois douloureuses, en sort grandi. L’écriture cinématographique semble aussi imprégnée par certains des codes du genre : approche plutôt schématique des personnages, retenue du pathos, charge symbolique du plan. Même si l’on regrette parfois certains excès, le choix d’emprunter au genre du conte est très porteur pour réfléchir avec finesse aux pièges et bonheurs de la paternité. Deux familles découvrent que leurs fils de six ans ont été échangés à la naissance. L’hôpital qui les informe de la dramatique erreur les presse de procéder à l’échange. Les parents se trouvent ainsi jetés bon gré mal gré dans un long et douloureux processus : on commence par se rencontrer à l’extérieur, puis les garçons passent plusieurs week-ends dans leur famille d’ « adoption » avant d’y poser pour de bon leurs valises. Au fil de ces rendez-vous successifs, Hirokazu Kore-Eda dresse le portrait de deux familles que tout oppose. Chez les Nonomiya, installés à Tokyo dans un appartement ultra-moderne et sans vie (voir les nombreux plans sur l’appartement vide), le père rentre tard après son travail d’architecte. Tandis que sa femme soumise et tranquille lui sert le repas, il vérifie d’un oeil sévère que son fils unique a bien répété son piano. Chez les Saiki, petits commerçants dans une ville de province, la vie s’étire dans un joyeux désordre, au gré des jeux, des repas animés et des réparations de jouets cassés. Oui, spectateurs français, le dernier film d’Hirokazu Kore-Eda fait surgir vos souvenirs du grand succès populaire d’Emile Chatiliez, La Vie est un...
La Jalousie, Philippe Garrel
écrit par Sullivan Caristan
Ils font du cinéma en famille. Dans La Jalousie, Louis Garrel, filmé par son père et secondé par sa sœur à l’écran, incarne un épisode inspiré de la vie de Maurice, son grand-père. Louis et Clotilde, parents de Charlotte, se séparent. La petite fille voit la scène par le trou de la serrure. Louis est maintenant avec Claudia avec qui il partage un amour ardent. Comédiens, ils sont tous deux fauchés. Des hommes et des femmes passent dans leur vie, non sans provoquer, surtout chez la jeune femme, des remous intérieurs, entre accès de jalousie et crises d’angoisse. Plus fragile et moins sûre de ses choix, Claudia voit un autre homme et finit par quitter Louis sur un coup de théâtre. Dommage, car Charlotte, qui compte beaucoup pour tout le monde, l’a acceptée dans sa vie et celle de son père. Fidèle à ce qu’il a annoncé un peu plus tôt (Si elle me quittait…le flingue), Louis tente de se suicider. Heureusement, Esther, sa sœur, très douce et sans jugement, est auprès de lui. L’amour, au cœur du film – les personnages se disent je t’aime et pourquoi ils s’aiment –, est représenté comme un équilibre précaire, à la merci du malentendu qui vient et qui s’immisce dans les sentiments. Si l’amour filial et l’amour fraternel, ici, résistent, le couple, lui, se disloque progressivement. Et à la fin, on souffre. Mais le film n’a rien à démontrer. Pas d’idée morale à illustrer et c’est ce qui le rend élégant et fort. Philippe Garrel nous donne juste à voir un peu de vie humaine. Bien sûr le film est bien plus qu’une succession d’instantanés, car il y a de la perspective, notamment à travers les deux personnages de mentors lettrés qui délivrent, en vieux soldats...
Le Passé, Ashgar Faradhi
écrit par Marie-Anna Gauthier
Après avoir triomphé deux fois à Berlin avec A propos d’Elly et Une séparation, respectivement Ours d’argent et Ours d’or, Ashgar Faradhi est enfin sélectionné à Cannes. Pour ce sixième long-métrage, l’iranien n’a pas choisi la facilité : le Passé a en effet été produit, réalisé et tourné à Paris, avec des acteurs français. Faradhi a écrit le scénario et les dialogues en farsi, puis les a fait traduire par sa fidèle interprète, également présente sur le tournage. Le risque était donc grand de voir le naturel de sa mise en scène entamé par une direction d’acteurs dès lors difficile. Par ailleurs, on pouvait légitimement se demander ce qu’il resterait de l’écriture du drame familial propre à Faradhi, une fois libéré de l’arrière-plan iranien. Pourtant, après projection, il est évident que l’exil n’a pas entamé le talent du réalisateur. En dépit de quelques maladresses, le film est une réussite. Tout commence par des retrouvailles dans un aéroport français. Marie attend Ahmad, qui débarque de Téhéran pour procéder aux formalités administratives liées à leur divorce, entamées depuis déjà plusieurs années. La séparation doit se conclure rapidement, puisque la jeune femme attend un enfant de Samir, son nouveau compagnon. Cette première scène contient tout le propos du film : les deux personnages se ratent presque, ils tentent de se parler mais ne s’entendent pas, séparés par une vitre, qu’on devine symbolique. Cette séquence, très forte, est annonciatrice de ce qui va suivre : Le passé met en effet en scène le drame d’une famille gangrénée par les non-dits. Le film est construit comme une tragédie moderne, dans laquelle l’incommunicabilité joue le rôle de puissance funeste. Ahmad arrive dans cette famille au moment de l’acmé, le moment le plus aigu de la crise tel qu’on l’entend dans la tragédie grecque :...