Paterson est une petite ville du New Jersey, Allen Ginsberg, William Carlos Williams et Lou Costello y ont traîné leurs guêtres. Paterson, c’est aussi le nom d’un type simple, un chauffeur de bus, citoyen modèle qui habite une petite maison avec Laura. Mais ce Paterson a quelque chose de plus : c’est un poète. Cette curieuse homonymie n’est pas anodine. Le chauffeur parcourt la ville, observe ses passants, ses rues, ses boutiques, il écoute ses bruits, ses conversations. Les poèmes de Paterson sont Paterson. Poésie intégrale, poésie du rien, du banal, du quotidien, il y a chez lui du Francis Ponge quand il révèle la beauté et la puissance d’une petite boîte d’allumettes, du William Carlos Williams – référence explicite du film – quand il fait résonner d’inutiles considérations. Les mots que le réalisateur incruste consciencieusement à l’écran dès que les vers se créent sont finalement moins importants que le terreau duquel ils sont extraits. Paterson sillonne la ville avec humilité et placidité, sans préjugé, à l’affût de cette beauté susceptible de surgir à tout moment, à la seule condition de la désirer. Mais Paterson n’écrit pas pour la gloire, il n’enregistre rien, ne fait aucune copie. Il vit son art comme une simple occupation. Les échecs pour Doc le barman, une fille pour Everett l’acteur risible, les cupcakes pour Laura. Lui, c’est la poésie. On s’échappe comme on peut. Paterson, c’est le type qui s’arrête devant des câbles emmêlés et trouve ça beau. C’est celui qui s’émeut d’une conversation entre deux gentils lourdauds, dragués qu’ils sont par de superbes créatures. C’est celui qui se perd dans sa chope de bière et se laisse fasciner par le spectacle de boules de billards éparpillées sur le tapis vert. L’image de Jarmusch parvient à nous faire saisir...
Star Wars – Le Réveil de la force, J.J. Abrams...
écrit par Célian Faure
Une jeune pilleuse d’épaves et un stormtrooper défroqué rejoignent la Résistance pour retrouver Luke Skywalker avant le sinistre Premier Ordre. J.J. Abrams revisite avec succès le plus grand mythe populaire du vingtième siècle. Bouche ouverte, sourire aux lèvres et chatouilles à l’estomac, la présente critique pourrait se limiter à cette triade essentielle. Car retrouver Star Wars, c’est se glisser à nouveau au fond du canapé en skaï de ses parents, un soir de Toussaint, au début des années 1990. C’est retrouver la voix française nasillarde de Solo qui interpelle « Chico » et provoque Leia, c’est sentir sa moustache frémir sous la musique de John Williams, se laisser bercer par cette ambiance irréelle, inimitable. A la nouvelle du rachat de Disney, devant la formidable promesse d’un retour de l’ambiance seventies agrémentée des prouesses technologiques contemporaines, c’était comme si l’on avait appris que Stefan Edberg n’avait que 22 ans et qu’il jouerait la finale de Wimbledon 2016 contre Roger Federer. Bref on était contents. De fait, JJ Abrams n’a pas pris les fans pour des Gungans. L’ensemble est une suite à la logique implacable qui respecte scrupuleusement la trilogie originale. Sans doute un peu trop d’ailleurs. Car le souci de rameuter les fans et d’en conquérir de nouveaux fait de cet opus une œuvre diablement consensuelle : l’intrigue ne possède pas la moindre audace et tourne souvent au pastiche. Etoile de la mort, bataille de X-Wings, méchant masqué hésitant entre l’ombre et la lumière, généalogie des Skywalker réactivée, filiation et parricide…Tous les ingrédients sont là et donnent l’impression d’une vaste arnaque. Alors quoi ? Difficile pourtant de se positionner tant le plaisir est grand de patauger dans ces artifices usés jusqu’à la moelle. JJ Abrams est un maître du genre et sa réalisation au cordeau parvient sans mal...
Boussole, Mathias Enard
écrit par Célian Faure
Un musicologue orientaliste s’égare dans les méandres de ses souvenirs. Une œuvre absolument sublime. Franz Ritter est un musicologue autrichien. Ritter est malade, moribond, il a sans doute été affecté par une bactérie au cours de ses multiples séjours en Iran, en Syrie, ou en Turquie. Cette nuit-là il n’en peut plus, il se débat dans son lit, ressasse sa vie, et sa vie c’est l’Orient. Il s’épanche, Alep, Téhéran, Palmyre ou Istanbul, la musique bien sûr, Sarah aussi, Sarah encore, cette universitaire française brillante qu’il aime et qui lui échappe depuis tant d’années, insaisissable, incompréhensible, mais si familière et si complice. Boussole est une introspection pure et totale qui épouse chacune des pensées de l’homme malade, des pensées qui ne s’arrêtent jamais et s’étendent sans fin : un mouvement de Mahler, une considération sur la syphilis, un souvenir heureux, un regret, une anecdote, parfois drôle, parfois grave. Ainsi cet Iranien candide qui donna du Heil Hitler à Ritter lors d’une visite d’un musée de Téhéran. Ainsi cet universitaire français qui abusa d’une belle Iranienne en la faisant chanter, ou cet autre Français qui se fit iranien à force de s’assimiler et finit par se pendre dans le parc d’une clinique parisienne. Et il y a les souvenirs puissants, les actes fondateurs, Sarah encore, Sarah toujours, dont le corps et l’âme paraissent intimement liées à l’Orient, à ses contradictions, à ses fantasmes et ses promesses. C’est l’humiliation de l’hôtel Baron où Ritter trouve porte close. C’est la nuit de Palmyre où, surpris au petit matin alors qu’ils bivouaquent non loin du spectacle ahurissant du désert et des ruines, elle et lui se tiennent cachés sous une couverture, comme deux enfants, s’effleurent les mains, se serrent, se caressent, mais ne font rien. Sarah, ou l’Occident égaré...
La Fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch...
écrit par Célian Faure
LHP rendent hommage au tout récent Prix Nobel de littérature 2015, avec une chronique de La Fin de l’homme rouge publiée sur le site en Mars 2014. Pendant près de vingt ans, Svetlana Alexievitch a recueilli les témoignages d’ex-citoyens de la défunte URSS. C’est l’âme d’un peuple perdu qu’elle sonde, coincé entre un passé mythique, douloureux, et une modernité rugueuse qui bouleverse radicalement tous les repères. De la Perestroïka aux années Poutine en passant par la chute du régime en 1991 et le coup d’Etat d’Eltsine, l’écrivain russe promène son lecteur parmi les consciences. Celles des anciens, d’abord, ceux qui ont tout connu de l’ère soviétique, l’enrôlement des jeunes, la ferveur, les guerres, les famines, les confidences des cuisines. Celles des plus jeunes ensuite, acclimatés à la nouvelle Russie, ses errements, ses vides, qui vivent le socialisme par procuration, d’un œil parfois moqueur. Voilà une œuvre essentielle et passionnante, dont la traduction récente en langue française, chez Actes Sud, tombe tristement à point nommé : La Fin de l’homme rouge apporte un éclairage salutaire aux événements que connaît l’Ukraine en ce début d’année 2014, tout particulièrement en Crimée. Car cette guerre larvée n’est pas seulement le fruit de dirigeants irresponsables. Elle est sans doute aussi la conséquence d’une profonde crise identitaire. En psychanalyste attentive, l’auteur de ce docu-littéraire – peut-on vraiment l’appeler auteur ?[1] – écoute et note les vérités, les cris de détresse, les confessions inavouables. Sous sa plume, pas de jugement ni de tentatives pour faire émerger un sens. Encore moins de thèses. Les témoignages – Alexievitch l’affirme haut et fort dans un propos liminaire – sont pris comme de purs morceaux de littérature. Ils ne composent pas un travail d’historien, mais d’écrivain. Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie,...
Les Émigrants, W.G. Sebald
écrit par Célian Faure
Quatre hommes, quatre émigrants désenchantés et mystérieux dont la vie prit fin dans la solitude. L’immense Sebald enquête sur des itinéraires secrets dans une prose lunaire et sidérante. Lire les Émigrants, c’est d’abord adopter le point de vue d’un narrateur dont on suit les hésitantes pérégrinations à travers la mémoire des hommes. Cette enquête n’est pas celle d’un inspecteur de police, d’un biographe ou d’un historien, mais celle d’un lecteur intrigué qui découvre ses personnages en tournant les pages d’un roman. Sebald peint leurs souvenirs égarés et met en scène le secret et l’ignorance en évitant soigneusement l’exhaustivité : chaque coup de pinceau n’informe que de façon parcellaire et se garde de diagnostiquer les causes de leur mal de vivre. Ainsi des témoignages se forment, des digressions s’étendent, des anecdotes apparaissent. Des descriptions s’étalent et figent des rues, des bâtiments, des villes, des paysages. Chez Sebald, les lieux sont essentiels, maisons, usines, asile, sanatorium, autant d’arrière-cours dont l’esthétique détermine l’état d’âme de ceux qui s’y meuvent, influence leurs décisions, provoque parfois leurs chutes. Ces décors, ces cartes psychiques, sont des pièces photographiques d’émotions ou de souvenirs disparus. L’écrivain cisèle sa prose, distillant détails et couleurs avec la précision d’un orfèvre, imprimant même d’authentiques photographies au gré du récit comme pour signifier l’insuffisance des mots, à moins qu’il ne convoque les deux arts pour approcher au plus près la vérité. Je vois le sanatorium sur son éminence, je vois tout à la fois le bâtiment dans son ensemble et le plus infime de ses détails ; et je sais que les colombages, la ferme du toit, les montants de portes et les lambris, les planchers et les escaliers, les rampes et les balustrades, les encadrements des fenêtres et les linteaux sont déjà, sous la surface, irrémédiablement minés...
Dheepan, Jacques Audiard
écrit par Célian Faure
Parmi ces hommes parés de Tours Eiffel en plastique et de colliers lumineux qui parcourent le Paris touristique pour écouler leur camelote, on pourrait trouver Dheepan. Ancien soldat des Tigres Tamouls, Dheepan a fui la guerre au Sri Lanka. Pour émigrer plus facilement vers l’Europe, il s’est associé à une jeune femme et à une orpheline rencontrées dans un camp de réfugiés. Les trois inconnus ont fait route vers Paris et ont échoué dans sa banlieue, au Pré, terre de violence certes, mais symbole de quiétude et d’espoir pour ceux qui ont fui la guerre. Au Pré, les dealers tiennent conférences dans les cages d’escaliers, les veilleurs parcourent incessamment les toits, on célèbre les libérations de prison par des tirs de gros calibre. Au Pré, il n’y a rien : les habitants –prolos, retraités, handicapés – mènent leur vie parmi les voyous et participent malgré eux au statu quo ; les bâtiments sont vétustes et d’une incroyable saleté. Dheepan sera désormais le gardien des blocs A à D de cet hallucinant décor. Il ne parle pas un mot de français et dort par terre dans la loge minable qu’il habite avec cette femme et cette fille qu’il ne connaît pas. Démarre alors un huis clos – on ne sortira plus de la cité – dans lequel l’étrange famille apprendra à tisser des liens et à s’intégrer à ce nouvel environnement. Tout au long de cette quête, le cinéaste s’attache à ces moments délicats où les étrangers se heurtent à une culture indéchiffrable, de la qualité de l’eau courante à cette étrange façon de ranger le courrier. Instants douloureux et pitoyables au cours desquels toute l’empathie du spectateur est finement sollicitée. Dans son obsession de conquérir une vie heureuse, Dheepan joue scrupuleusement son rôle et tâche d’oublier...
La Belle saison, Catherine Corsini
écrit par Célian Faure
Dans les années 70, Delphine, jeune paysanne débrouillarde à la sexualité assumée rencontre Carole, militante du Mouvement de libération des femmes, parisienne sophistiquée et charismatique. Mais la romance est brutalement interrompue : le père de Delphine a une attaque, ce qui oblige la jeune fille à retourner chez elle pour épauler sa mère. Carole la rejoint bientôt. Cependant, transposé en milieu rural, leur amour se heurte à de lourds clivages socioculturels. Un film d’été subtil, agréable et plutôt convaincant. Dans la vision nostalgique et fantasmée d’une époque libertaire et décomplexée, on retrouve ces couleurs légèrement voilées, ces chemises et ces barbes, ces cigarettes qu’on allume partout, ces bravades perpétuelles contre une société corsetée qui s’ouvre doucement, celle du général de Gaulle et de Pompidou. Catherine Corsini se jette volontiers dans ces images d’Epinal et se paie même le culot de filmer une bande de jeunes fuyant dans la rue au rythme du Move over de Janis Joplin. Après tout pourquoi pas : certains clichés se boivent comme du petit lait. Le Paris de Corsini, celui des luttes féministes, des amphis et des pattes d’eph’ a donc un petit goût d’exotisme mémoriel et se complaît dans le mythe de l’âge d’or. Dans un souci apparent de réalisme, la réalisatrice met en scène des réunions, meetings et débats dans lesquels on s’écharpe, on décide, on chante aussi, à tue-tête et le poing levé. Mais, pareilles à des souvenirs magnifiés, ces scènes sonnent souvent faux. L’excès manifeste d’enthousiasme – d’hystérie dites-vous ? – donne davantage l’impression que les gamines s’amusent, s’encanaillent et que jeunesse se passe. Le regard de Corsini se teinte d’une pointe de condescendance qui dégagerait presque des relents phallocrates. Un comble. Mais le portrait des luttes féministes n’est pas l’argument essentiel du film, et l’intrigue...
La Femme au tableau, Simon Curtis
écrit par Célian Faure
A la mort de sa sœur, Maria Altmann, octogénaire charismatique et spirituelle établie à Los Angeles, se met en tête de récupérer cinq toiles de Gustav Klimt. Sa famille, des Juifs notables de la Vienne de l’entre-deux-guerres, en a été spoliée lors de l’annexion de l’Autriche par Hitler en 1938. Parmi ces trésors désormais possessions de l’Etat autrichien se trouve le célébrissime « Portrait d’Adèle », tante idôlatrée par Maria. Dans cette quête improbable, elle s’attache les services d’un jeune avocat américain, Randy Schönberg, petit-fils du musicien, qui va découvrir la nature profonde de l’humiliation subie par les Juifs à mesure qu’il explore ses propres origines. Il était à craindre que Simon Curtis s’abîme dans les poncifs du genre en livrant un énième mémorial des crimes nazis. Mais si le film respecte le cahier des charges du genre et frise par moment le déjà-vu, sa narration est efficace et son rythme impeccable. La mise en scène est sans fausse note et fourmille de bonnes idées. Helen Mirren, l’interprète de Maria, est sublime. Le mot est sans doute galvaudé, mais comment qualifier autrement ce charisme, cette force, cette dignité, cette drôlerie, cette charge émotionnelle évidente mais retenue, cette justesse, cette beauté ? La Femme au tableau se fonde sur le dialogue permanent entre deux époques. Au passé les faits et les souvenirs de Maria ; au présent le procès et les enjeux qui lui sont liés, pressions des gouvernements, de l’opinion publique, dédales administratifs et judiciaires. Dans cette perspective, le cinéaste se heurte à la difficulté de faire cohabiter les deux temporalités et recourt massivement aux flashbacks, dont il évite habilement les écueils : les nombreuses scènes du passé sont insérées avec pertinence et ne cèdent ni à un tragique stérile, ni à l’exotisme béta du film d’époque. Mieux que...
Le Labyrinthe du silence, Giulio Ricciarelli
écrit par Célian Faure
Entre 1963 et 1965 se tient le second procès d’Auschwitz au cours duquel 22 acteurs mineurs de l’Holocauste sont jugés pour des actes individuels. Giulio Ricciarelli fait le récit de la laborieuse instruction de ce procès historique qui tâcha d’alerter les consciences sur la responsabilité individuelle des « petits », enclins à diluer leur faute dans les rouages de la machine nazie. Johann Radmann est un jeune homme fraîchement nommé procureur à Francfort-sur-le-Main, et dont l’activité principale se limite à des délits mineurs. En cette année 1958, un journaliste, Thomas Gnielka, fait irruption dans le palais de justice et réclame qu’une instruction soit ouverte contre un ancien nazi. Ce dernier, responsable de crimes odieux à Auschwitz, coule désormais des jours tranquilles en tant que professeur. Mais Gnielka se heurte à l’indifférence générale, seul Radmann est intrigué. Le jeune homme entame une enquête et finit par être officiellement nommé à la tête d’une instruction à l’ampleur abyssale, puisqu’il doit recueillir toutes preuves utiles des crimes nazis à Auschwitz afin d’en condamner les auteurs. Après Phoenix de Christian Petzold, le cinéma allemand contemporain démontre une fois encore son intérêt pour les difficiles années qui suivent la Seconde Guerre mondiale. Comment pardonner ? Comment assumer les crimes commis par le voisin, l’oncle, ou même le père ? Radmann est d’abord le témoin d’une omerta générale, ou plutôt d’un déni. Comme l’en avise un collègue, toutes les guerres ont après tout leur lot de crimes, et l’histoire officielle est toujours celle des vainqueurs. En cela, l’Allemagne n’a pas à payer encore ; il est temps de passer à autre chose. Une posture confortable qui se double d’une ignorance terrible. Comme en France à la même époque, l’Allemand moyen ignore tout de l’holocauste, et le mot Auschwitz n’évoque rien à ses oreilles. Les...
It Follows, David Robert Mitchell
écrit par Célian Faure
Le film de zombies à résonance politique retrouve ses lettres de noblesse avec David Robert Mitchell. Un vrai propos, mais aussi une plastique impeccable et une narration efficace. Et le plaisir du frisson, bien sûr. Un plan circulaire balaye une rue austère du Michigan. Une jeune fille prise de panique se précipite hors de la villa familiale. Pieds nus au milieu de la rue, en petite tenue, elle observe quelque chose dans un mélange d’effroi et de résignation. Tout va bien ?, lui demande une voisine. Oui, répond-elle mécaniquement sans quitter cette chose des yeux. Elle scrute, piétine à reculons, se rue dans sa maison en évitant son père circonspect, récupère les clés de la voiture et fonce droit devant elle. Tout est là dans ce prologue. It Follows est un film de zombies soft qui cultive l’horreur non par le spectaculaire ou l’effet de surprise, mais par la lenteur et la sobriété. La chose en question est simple mais terrifiante. Elle adopte l’apparence d’un anonyme ou d’un proche, et marche lentement vers sa victime. Elle marche, inexorablement. Elle finit toujours par retrouver sa cible, quelle que soit l’avance qu’elle parvient à prendre sur elle. Une seule façon de s’en débarrasser : coucher avec une personne qui deviendra dès lors sa nouvelle convoitise. Ce zombie sexuellement transmissible n’est visible que par ses proies, qu’il n’oublie jamais : s’il réussit à tuer, il se retourne vers la cible précédente. Il faut voir ces êtres désincarnés marcher le regard hagard vers Jay, l’héroïne du film. Il faut la voir – elle comme nous – suspecter chacun des passants qui se dirigent vers elle. L’effroi naît de l’anonymat et tout le monde devient suspect. La foule devient terrifiante, l’autre est un cauchemar. Dans une tension permanente, rehaussée par une bande...
Phoenix, Christian Petzold
écrit par Célian Faure
Comment survivre à l’holocauste et redevenir soi-même ? Comment faire confiance à ceux qui ont peut-être trahi ? Christian Petzold tâche d’apporter quelques réponses dans un film secret et délicat. Automne 1945. Nelly Lenz a survécu à l’holocauste. Mais peu avant l’arrivée des Alliés, une dernière balle a détruit son visage. De retour à Berlin, soutenue par Lene, une amie fidèle à la présence maternelle, elle subit une lourde « reconstruction » faciale. Les médecins l’interrogent sur l’aspect à donner à ce nouveau visage : celui d’une starlette à la mode peut-être ? Pourquoi pas profiter de cette occasion pour faire table rase ? Mais Nelly refuse : elle veut retrouver ses traits d’avant l’horreur et redevenir la chanteuse de cabaret qui écumait la ville avec son mari Johnny, lui-même musicien. Son visage à peine rafistolé, elle n’a qu’une idée en tête : retrouver celui qu’elle aime et dont le souvenir lui a permis de survivre aux camps. Mais Lene lui suggère bientôt que ce dernier est probablement responsable de sa déportation… Errant parmi les ruines, se heurtant à la faune interlope de Berlin occupé par les troupes alliées, un Berlin de crime, de luxure et de corruption, elle finit par retrouver « son » Johnny. L’ancien pianiste est devenu homme à tout faire dans un obscur cabaret. Il ne reconnaît pas sa femme qu’il croit morte. Cependant, troublé par sa ressemblance, il lui propose un étrange jeu de dupes : l’inconnue doit se faire passer pour Nelly, sa défunte épouse, afin de toucher l’important héritage qui lui est dû et qu’ils se partageront alors. Dès lors, Johnny enseigne à Nelly comment être Nelly dans un étonnant apprentissage. Celle qui n’est plus qu’un fantôme, revenue d’entre les morts, défigurée, accepte d’apprendre à devenir celle qu’elle a naguère été. Voilà d’abord pour la jeune femme un moyen efficace...
les Nouveaux Sauvages, Damian Szifron
écrit par Célian Faure
Les Nouveaux Sauvages, de Damian Szifron, est une œuvre ambitieuse qui se confronte au genre casse-gueule du film à sketchs. A la volonté affichée de créer un moment de jubilation s’ajoute une prétention critique peu aboutie. Damian Szifron réalise une série de courts-métrages qui suivent un principe identique : à partir de situations quotidiennes génératrices d’exaspérations plus ou moins légitimes, il met en scène des personnages qui rompent brusquement avec les codes sociaux et laissent éclater leur colère de façon complètement irrationnelle. Avec un tel programme, on s’attend évidemment à une critique sociale en règle, celle d’un monde dans lequel on reste corseté et où l’on est condamné à supporter violences quotidiennes, agressions sociales, injustices et autres mesquineries. Ce qui est d’abord pointé du doigt, c’est cet impératif d’obtenir des succès pour avoir l’impression de réussir sa vie. Une morale libérale qui suppose bien sûr qu’il y ait des perdants. Et c’est un perdant champion du monde qui ouvre le bal, un certain Gabriel Pasternak, jeune homme qui a tout raté, sa scolarité, sa vie sentimentale, sa vocation d’artiste. Un loser sublime, donc, qui prend une revanche aussi hilarante que radicale sur sa pathétique destinée. Ce prologue génial est de loin la plus grande réussite du film qui dès lors va decrescendo et laisse parfois indifférent. Chacun des personnages façonnés par le cinéaste argentin renoue donc avec sa part bestiale et fait la peau du salaud qui lui pourrit la vie : le businessman pressé qui colle et klaxonne dans sa grosse berline, l’insupportable guichetier de la fourrière, blasé et imperméable à toute requête, l’usurier sans scrupule et imbu de sa personne… La cruauté et la trivialité (l’un des personnages défèque sur un pare-brise) dont font preuve les enragés sonnent comme l’expression hilarante de pulsions...
Magic in the Moonlight, Woody Allen
écrit par Célian Faure
On a chaque année plaisir à retrouver Woody Allen. Que le cru soit bon ou mauvais, il y a cette petite musique, ce ton très personnel, ces dialogues pleins d’esprit. On l’aime bien, Woody. Cela dit, ce Magic in the Moonlight nous a laissés froids. La faute à un inhabituel manque de subtilité. Il faut dire que sa précédente livraison, Blue Jasmine, avait porté la barre très haut, et que le sujet de ce nouvel opus faisait saliver : dans les années 1920, le magicien Wei Ling Soo fait fureur sur les scènes du monde entier. Il fait disparaître des éléphants, tranche des femmes en deux, se téléporte d’un sarcophage à un fauteuil. Sous le grimage de l’illusionniste chinois se cache en fait Stanley Crawford, un Anglais snob et grognon, à l’esprit acéré et au scientisme imparable. Ce rationaliste absolu a une seconde passion : démasquer les faux médiums et autres voyants de pacotille. Un vieil ami l’entraîne ainsi sur la Côte d’Azur où il doit confondre Sophie, jeune et ravissante jeune femme qui, par ses « impressions mentales », a mis à ses pieds une riche et influente famille. Les ingrédients étaient donc tous là : un Colin Firth décapant en dandy bougon, une Emma Stone rayonnante en manipulatrice espiègle, un cadre séduisant, une romance impossible, une intrigue policière, une ambiance à la Agatha Christie, une méditation sur le scientisme et la métaphysique, sur l’opportunité de croire ou non en des apparences qui dépassent la raison. Or, le film est convenu et ne surprend jamais, au point d’ennuyer malgré un semblant de suspense. Il y a d’abord cette structure trop visible qui frise ici le mode d’emploi pour cinéaste débutant : présentation des personnages, portraits en action, apparition des confidents-adjuvants respectifs, personnages secondaires burlesques, puis mise en place de l’intrigue,...
Mommy, Xavier Dolan
écrit par Célian Faure
Le dernier film de l’excellent Xavier Dolan nous plonge dans l’intimité violente d’une mère et de son fils. Un petit chef d’œuvre. Steve (excellent Antoine-Olivier Pilon) est atteint d’un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. Tout juste exclu d’un centre de rééducation du fait de sa violence, celui-ci retrouve sa mère, Diane Després (touchante Anne Dorval), qu’il adore plus que de raison. Dès les premiers instants, les effusions d’amour de Steve pour Diane succèdent aux accès de brutalité à son égard. En face du logis de ce couple terrible, une voisine étrange, snob et mutique les observe. C’est Kyla, professeur en congé sabbatique qui se remet doucement d’un drame terrible. Bientôt un trio harmonieux et prometteur se forme. Il a une gueule blonde, l’œil rougeaud et une grosse bouche. De cette bouche, il a fait un puits à injures, un gueuloir infini qu’il tortille et déforme dans tous les sens pour tirer la langue, montrer les gencives et cracher. Lui, c’est Steve, un ado terrible, violent, qui vitupère, tape du pied et braille encore et toujours, mû par ses seules émotions. Complètement irrationnel, Steve n’a que son amour et sa colère pour lui… Et sa mère, une femme un brin vulgaire, une grande gueule sans le sou et sans éducation. On le connaît Dolan. Un post-adolescent éternel au cinéma écorché vif et passionné, dans lequel on s’agite en insultant sa mère, sur un arrière-fond de musique pop. Un génie pour certain, un poseur injustement starifié pour d’autres. Et c’est vrai que parfois notre cœur balance. Mais, dans cette nouvelle plongée dans l’intimité d’une mère et de son fils, l’aiguille de la balance s’est bloquée tout à droite, du côté des chefs d’œuvre. Dolan est un cinéaste, un vrai, qui ne redoute jamais de...
Hippocrate, Thomas Lilti
écrit par M.A. Gauthier et M. Devers
Hippocrate est un exemple de cinéma populaire efficace: une immersion très réussie dans le monde de l’hôpital qui évite l’écueil de la leçon de choses. Une mise en scène inspirée et surtout un excellent duo d’acteurs. Hippocrate, c’est un peu le Polisse de l’hôpital : l’immersion d’un novice est le prétexte à un portrait fidèle d’une profession et d’une institution. Caméra à l’épaule, on suit le trajet de Benjamin, jeune interne fraîchement débarqué, de la lingerie où il retire sa blouse tachée (mais pas de panique, « de taches propres ») à son transfert dans un autre service. Thomas Lilti livre la chronique de ces quelques semaines et trouve presque toujours le ton juste, distillant les émotions avec délicatesse. Le spectateur passe un excellent moment, porté par un rythme parfait et une réalisation très solide, en témoigne le superbe plan-séquence qui suit le trajet des déchets jusqu’à leur évacuation en panache par la cheminée de l’hôpital. Hippocrate évite les poncifs de la série médicale US, sans quoi le film ne présenterait guère d’intérêt : ici pas d’opération spectaculaire, de sauvetage in extremis à la faveur d’une idée de génie, encore moins d’intrigue amoureuse entre médecin et infirmière. Le corps est savamment mis en lumière et on le suit toujours de près : corps fatigués des internes, corps abîmés des soignés ou corps déjantés de ceux qui noient la difficulté du métier dans les excès. Le spectateur est immergé dans le monde de l’hôpital, mais encore plus dans celui, clos et bleuté, de ceux qui y vivent. Dans cet univers-là, une main d’interne caressant la main fatiguée d’une vieille dame mourante devient bien plus héroïque qu’un acte clinique. Le film est farouchement réaliste, voire naturaliste, tant cette notion de corporalité est importante : la saleté, le sang, les fluides, la merde… et...
Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan
écrit par Célian Faure
Dans un superbe village d’Anatolie, Aydin, intellectuel et bourgeois local, dirige un petit hôtel dans lequel il vit reclus avec sa femme et sa sœur. Alors que s’installe l’hiver et que les touristes se font rares, la petite communauté se replie sur elle-même. Les rancœurs enfouies refont surface et la personnalité d’un homme est dépecée au scalpel. Une œuvre intelligente et profonde, mais peut-être trop littéraire. Trois heures seize de film, des dialogues à rallonge, presqu’aucune intrigue, Winter Sleep du Turc Nuri Bilge Ceylan est un film comme il n’en existe plus. On imagine la mine déconfite des producteurs face à ces attributs aussi peu bankable. Un film intello, un vrai, dans sa dimension la plus caricaturale. Et pourtant : s’il réclame une certaine endurance (si vous êtes quelque peu fatigués par une longue journée de travail, abstenez-vous !), le film est accessible et trotte longtemps dans les esprits, une qualité de nos jours plutôt rare. Preuve que la palme d’or 2014, sans être un chef d’œuvre, est une réussite. Une fois n’est pas coutume, la présente critique va énumérer des références savantes. Non pas que votre auteur se pique de vous en mettre plein la vue ou tente de se faire recruter par la rédaction de Télérama, mais celles-ci sont si évidentes qu’il paraît délicat d’en faire l’économie. Dostoïevski d’abord Les Frères Karamazov, principalement, dans cet appétit pour les dialogues qui se succèdent et se déploient à l’infini, ces personnages luttant contre le froid et lovés dans des intérieurs d’un autre temps, les visages éclairés par de faibles lueurs. Des dialogues usés jusqu’à la moelle, qui naissent d’une parole anodine, frisant parfois le désintérêt, qui bousculent soudain l’interlocuteur et résonnent violemment chez le spectateur, jusqu’à ce que s’installe à nouveau le terrible silence de...
Jimmy’s Hall, Ken Loach
écrit par Célian Faure
1932 en Irlande, Jimmy Gralton revient d’un exil de dix ans aux Etats-Unis. Dans son comté de Leitrim, il retrouve une mère affectueuse et les amis avec lesquels il a fondé, quelques années auparavant, un dancing très populaire qui joua un important rôle social au sein de la communauté. Bien vite, les jeunes du pays, séduits par les récits de cet âge d’or qu’ils n’ont pas connu, pressent Jimmy de rouvrir le Hall. Il ne faudra pas le prier longtemps. Mais, rapidement perçu comme un lieu de déchéance morale, le lieu est combattu par l’autorité religieuse du coin, ainsi que par les potentats locaux organisés en obscures milices. Avec ce Jimmy’s Hall, Ken Loach poursuit son investigation socio-historique sur l’indépendance irlandaise. Contrairement au Vent se lève, toutefois, son dernier film n’a pas l’ambition de saisir l’Histoire à bras le corps. Il s’agit cette fois d’exploiter un fait divers, d’illustrer par l’anecdote des enjeux politiques, sociaux et moraux. A travers les mésaventures des partisans du dancing, Ken Loach étudie d’un œil affectueux les répercussions de la grande Histoire sur la vie d’une communauté. Jimmy n’est pas un grand révolutionnaire, mais son entreprise, bien qu’apparemment dénuée de sens politique, insuffle un vent de liberté à une société corsetée. Cet opus n’a donc ni la lourdeur pathétique des démonstrations sociales du réalisateur britannique (Sweet Sixteen, The Navigators), ni la verve épique propre au grand style historique (Le Vent se lève). On retrouve davantage de légèreté, à la façon de La Part des anges, comédie qui récolta le Prix du jury au festival de Cannes 2012. Le film est d’ailleurs parcouru de saynètes burlesques, comme cette scène d’arrestation à l’humour chaplinesque, dans laquelle la mère se mue en touchante complice d’évasion du fils chéri. L’ensemble est léger, chantant,...
Godzilla (s), Gareth Edwards, Ishiro Honda, Roland Emmerich,…...
écrit par Célian Faure
Godzilla, la grosse bête qui hurle et crache des rayons laser, qui détruit les villes et fait fuir la population en écrasant tout sur son passage… Un bon terreau à navets ? Pour un regard non averti, sans aucun doute. Mais c’est méconnaître l’histoire de la saga, tant celle-ci respecte des codes particuliers qui se répondent et s’entretiennent, et tant elle s’adresse à des communautés bien définies : le peuple japonais, d’abord, les fans internationaux ensuite. Dans cette optique, le Godzilla de 2014 façon Gareth Edwards est une vraie réussite : le film est beau et opère une synthèse intéressante entre la tradition nippone et le savoir-faire américain en matière de spectacle et d’effets spéciaux, un mariage qui avait achoppé de façon consternante en 1998 avec l’épouvantable Godzilla de Roland Emmerich. Godzilla, 1954 Retour en arrière : en 1954, la Toho, grande maison de production japonaise, confie à Ishirô Honda la réalisation du tout premier Godzilla. La musique, d’une angoissante justesse, est signée Akira Ifukube, le compositeur attitré de la galaxie Godzilla. L’apparition du célèbre monstre est l’occasion d’un chef-d’œuvre atemporel. Dans un style qui allie néoréalisme italien et fantastique désuet, le cinéaste montre un peuple dévasté – tant physiquement que moralement – par une menace qui les dépasse et se révèle incontrôlable. Godzilla, ici, est une pure métaphore du risque nucléaire, métaphore entièrement assumée et même revendiquée : les divers essais nucléaires ont réveillé un monstre endormi depuis des millénaires ; l’œuvre de l’homme finit par se retourner contre lui, la suprématie de la nature se rappelant inexorablement à lui. Godzilla émerge de l’océan et se déplace à travers les cités, écrase tout, réduit la ville à une mer de flammes. L’allégorie donne l’occasion de s’interroger : où se situe la responsabilité de l’homme ? Faut-il étudier cette menace...
La Chambre bleue, Mathieu Amalric
écrit par Célian Faure
Cette chambre bleue a d’abord l’air d’une star. Ses murs, ses rideaux, son mobilier, sa fenêtre, Mathieu Amalric la filme comme Godard filma Bardot. Mais elle n’est qu’un point de départ, un nid dans lequel s’ébattent Julien et Esther, deux amants passionnés qui tentent d’échapper à d’austères vies familiales. Une relation adultérine qui ne peut en rester là tant les amants s’aiment et se dévorent. On se gardera bien de dévoiler l’événement central, car celui-ci, et c’est l’une des grandes réussites du film, se découvre seul, au fil de la narration et des images qui s’égrènent. Cette progression plonge le spectateur dans une étrange circonspection qui évolue à mesure que la lumière se fait sur cet événement. N’oublions pas que l’histoire est signée Georges Simenon, le génial créateur de Maigret. Mais La Chambre bleue revisitée par Amalric est bien davantage qu’un polar efficace : le cinéaste décortique avec brio les ressorts d’une passion amoureuse et livre une œuvre d’une beauté inouïe. Et c’est cette beauté que nous retiendrons en tout premier lieu. Amalric fait le choix d’un format resserré en 4/3, presqu’un carré en somme, qui nous permet d’appréhender l’image d’un seul coup d’œil, image qu’il compose et soigne consciencieusement. On reste subjugué par la beauté de chacun de ces plans, presque toujours fixes, par leur pertinence, leurs couleurs, leur composition sobre, leurs enchaînements. Il y a là une œuvre de photographe, en tout cas l’œuvre d’un cinéaste qui a compris que son art était d’abord celui de l’image. Toutefois, le film serait demeuré vide sans une narration efficace et un propos qui interpelle : au fil d’un récit rétrospectif, Amalric sonde les ressorts de la culpabilité de Julien, le personnage qu’il incarne. Face à des gendarmes, à un psychologue, puis face au juge d’instruction...
Les Femmes de Visegrad, Jasmila Zbanic
écrit par Célian Faure
A Visegrad, à l’est de l’actuelle Bosnie-Herzégovine, sur un territoire de la République serbe de Bosnie, la guerre fait rage en 1992. Ici, les Serbes sont en minorité face aux Bosniaques musulmans. Alors, quand la guerre éclate, on commence à massacrer. Sur le pont de Visegrad, rendu célèbre par le Prix Nobel de littérature Ivo Andric, le sang coule à flots. On égorge, on tue. Trois mille Bosniaques meurent sous la fureur serbe. Visegrad et sa région comptent alors près de vingt mille habitants. Kym Vercoe, une artiste australienne, passe à l’été 2011 ses vacances dans les Balkans. Désireuse de marcher sur les traces du Pont sur la Drina, le fameux roman d’Ivo Andric, elle se rend à Visegrad. Là, elle suit les conseils d’un guide touristique anglais et passe la nuit dans l’hôtel Vilina Vlas, un hôtel « romantique et plein de charme ». Mais, saisie d’une angoisse qu’elle n’explique pas, elle ne parvient pas à trouver le sommeil. De retour en Australie, elle découvre que l’établissement fut durant le nettoyage ethnique de 1992 un lieu de séquestration, de tortures, de viols et de meurtres pour deux cents femmes bosniaques. Bouleversée par l’absence de mémoire sur les lieux, terrifiée à l’idée d’y avoir passé la nuit en toute innocence, cette découverte l’obsède. Elle décide de revenir en Bosnie pour en apprendre davantage. Le film se concentre sur ce retour de Kym à Visegrad qui erre et filme tout. Il épouse alors la forme d’un documentaire terne, glacial, qui relate des faits parfois sans intérêt. La narration n’a rien de spectaculaire. Les Femmes de Visegrad se situe loin, très loin, du cinéma et du documentaire mémoriels qui parfois énervent par leur côté lénifiant et leur compassion guimauve. Ce genre ne joue souvent que sur...
My Sweet Pepper land, Hiner Saleem
écrit par Célian Faure
C’est une terre sublime, au carrefour de l’Iran, de l’Irak et de la Turquie, des paysages à couper le souffle. Au milieu des montagnes du Kurdistan, un petit village vit sous le joug de ses traditions et d’Aziz Aga, parrain local rompu aux trafics en tous genres. Peu de temps après la chute de Saddam Hussein, le Kurdistan irakien est déclaré région autonome. Baran, un jeune officier de police, ancien combattant pour l’indépendance, est alors nommé commandant du village pour imposer les lois de l’Etat naissant. Il trouve en Govend, jeune institutrice indépendante à la réputation « sulfureuse », une alliée dans l’adversité. Hiner Saleem nous offre un film subtil dans lequel il mêle une légèreté constante à un arrière-fond grave et angoissant. Car ce n’est pas une partie de plaisir que vivent Govend et Baran. Etrangers aux coutumes locales, tous deux sont des célibataires « modernes » au sein d’une société kurde traditionnaliste. La communauté vit sous la terreur des hommes d’Aziz Aga et respecte chacune de leurs injonctions. Ici, l’Etat, c’est lui. Aussi, quand Baran, frondeur et pétri de certitudes, le défie les yeux dans les yeux sans afficher la moindre crainte, éclate une guerre sourde dont l’issue sera forcément fatale. Or, le Kurdistan que Baran est censé représenter est un Etat fantoche. Le cinéaste nous l’a montré dans un prologue au burlesque génial : devant quatre représentants de l’indépendance kurde, un criminel est mis à mort pour inaugurer l’autorité nouvelle. Mais voilà, ces pieds nickelés s’y reprennent à plusieurs fois et le ridicule de la scène devient dérangeant. Baran ne dispose donc d’aucun soutien, sa solitude est effrayante. Un suspense terrible ne nous quitte pas : épaulé du seul Reber, l’adjoint au flegme étonnant, comment pourrait-il s’en sortir ? My Sweet Pepper land est donc le récit de...
Le Septième Sceau, Ingmar Bergman
écrit par Célian Faure
Au XIVème siècle, le chevalier Antonius Blok et son écuyer Jöns rentrent d’une décennie de croisade. Sur une plage, Blok, assailli par des questions métaphysiques sur Dieu et la camarde rencontre la Mort personnifiée justement venue l’emporter. Le chevalier lui propose une partie d’échecs pour gagner du temps et trouver des réponses. Alors que se déroule ce jeu macabre, Blok regagne sa demeure entouré de compagnons de circonstance et traverse un pays dévasté par la peste. La population, en perdition physique et morale, ne sait plus à quel saint se vouer pour échapper à la mort. Le Septième Sceau est un beau film : Bergman sait composer ses plans avec finesse, y mêle poésie et puissance contemplative. De magnifiques tableaux ouvrent l’oeuvre : ainsi ces chevaux au bord de la mer, cet aigle de l’Apocalypse tournoyant dans les cieux (Le Septième Sceau est une référence explicite à ce chapitre de la Bible). Certaines scènes, passées à la postérité, sont purement fantasmagoriques, comme le jeu d’échecs entre la Mort et le chevalier, ou la danse macabre finale au sommet d’une colline. Les thèmes de la fin du monde et de la perdition collective sont brassés avec les questions de la morale, du bonheur et de la foi. Ingmar Bergman n’y va pas de main morte ; son œuvre ne laisse pas beaucoup de place à la suggestion. Ses dialogues philosophiques plongent le spectateur, de gré ou de force, dans une introspection poussée : le chevalier, en crise existentielle, de retour d’un voyage dont on devine l’âpreté, voire l’horreur, est tiraillé entre sa foi et sa lassitude à l’égard de la religion. « Pourquoi ne puis-je tuer Dieu en moi ? Pourquoi continue-t-Il à vivre de façon douloureuse et avilissante ? », se demande Blok. La mort approchant, le voilà qui redoute ce...
L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville...
écrit par Célian Faure
En 1969, Jean-Pierre Melville adapte sur grand écran le roman de Joseph Kessel, L’Armée des ombres, chef-d’œuvre de la littérature sur le thème de la Résistance sous l’occupation nazie. Sur ce sujet rebattu, plus d’un réalisateur a mordu la poussière en abusant de clichés par le biais d’un romantisme idiot, d’une esthétisation outrancière ou d’arrangements grossiers avec la réalité historique. Jusqu’à aujourd’hui, le nanar sur la Résistance se distingue principalement par son regard de groupie admirative et par sa complaisance nigaude virant à l’apologie toute soviétique du héros martyr. Au milieu de ce marasme, L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville se distingue et fait figure de chef d’œuvre inégalé. Alors que l’époque (1969) est à la gloire de la Résistance, alors qu’André Malraux joue de son vibrato pour saluer l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, le film montre une réalité un peu moins clinquante. Mais la tâche n’était pas très ardue pour Jean-Pierre Melville. Son réalisme brut, lent et épuré semblait tout indiqué pour s’atteler à un tel sujet, lui, l’auteur de polars glauques qui parvient à restituer la morosité des situations tout en conservant une grande beauté à l’image et en alimentant une tension corrosive. Melville n’en fait pas des tonnes. Il ne fait pas résonner les violons lors d’une arrestation, il ne fait pas pleurer ses personnages, il ne souligne pas bêtement les coups d’éclat. Des actions épatantes, le film n’en a d’ailleurs pas, à moins qu’elles soient si bien filmées qu’elles n’en ont pas l’air… La Résistance c’est bien cela, non ? Des héros qui s’ignorent, qui agissent parce qu’ils ne peuvent faire autrement, déconnectés de toute gloriole anthume, obnubilés par la radio qu’ils doivent livrer sans encombre, par ces petites missions qui n’ont l’air de rien, ces petits tracas de la...
En Mer, Toine Heijmans
écrit par M.A. Gauthier et M. Devers
Il est heureux. Après trois mois seul en mer à bord d’un petit voilier, Donald retrouve sa fille de huit ans pour la dernière étape de son périple. Maria le rejoint sur la côte danoise, et ensemble, ils font voile vers le port d’Harlingen, aux Pays-Bas, où les attend la mère de l’enfant. Deux jours de mer a priori sans risque, l’occasion de vivre une expérience entre père et fille et de raffermir les liens. Mais voilà, le ciel s’assombrit et l’orage menace. Donald n’en finit pas de tout contrôler – cartes, météo, boussoles, voiles –, surtout ne rien laisser au hasard, c’est une question de survie. Pourtant, au cœur de la tempête, Maria disparaît. Toine Heijmans expédie ce nœud essentiel dès les premières pages du roman, puis engage le récit rétrospectif des faits qui ont précédé l’accident. Il ménage à cette occasion une montée en tension impeccable, implacable, qui interroge les circonstances du drame : comment cela a-t-il pu se produire ? Qu’est-il vraiment arrivé ? On comprend bien vite que le narrateur est éreinté, à bout de nerfs, et que son témoignage n’est peut-être pas très fiable. La tension grandit au fur et à mesure que l’on fait connaissance avec ce personnage déboussolé, irresponsable, parfois même irrationnel. Le lecteur connaît l’issue, il aimerait bousculer Donald, le faire réagir, mais celui-ci s’enferre, tel une souris blessée qui, à grands coups d’indécisions, de revirements, de trajets incohérents, de fausses pistes, tenterait vainement d’échapper au chat. L’auteur sème lui-même des avertissements, dont Donald évite soigneusement de tenir compte. Comme ce pêcheur ivre qu’il compare pourtant au clochard qui, dans Moby Dick d’Herman Melville, conseille à Ismaël de ne pas monter dans la baleinière. « Only God Knows » (« Dieu seul le sait ») répond le pêcheur quand Donald le questionne...
Au Revoir là-haut, Pierre Lemaitre
écrit par Célian Faure
Novembre 1918. La guerre touche à sa fin, mais il faut encore survivre à d’inutiles massacres. Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle a besoin d’une dernière bataille pour parfaire son prestige avant que la guerre ne se termine. Pour motiver ses troupes, il tue lâchement deux de ses soldats, « un coup des Boches », pense-t-on dans la tranchée. Le soldat Maillard découvre la supercherie. Enterré vivant dans un trou d’obus dans lequel Pradelle l’a poussé, il est sauvé in extremis par Edouard Péricourt. L’un d’eux finit salement amoché. Puis, c’est la démobilisation. Comment survivre dans une société faite pour la paix, quand on est seul, défiguré, morphinomane et désespéré ? Comment retrouver goût à la vie ? En montant une arnaque culottée, un formidable doigt d’honneur à la « Patrie reconnaissante ». Le roman de Pierre Lemaitre, lauréat du Prix Goncourt 2013, fait immanquablement songer au Voyage au bout de la nuit de Céline ou aux dessins de Tardi. Albert et Edouard sont frêles, pleutres, effarés, paumés. Ces antihéros typiques se contentent d’abord de subir leur triste sort. Mais les gueules cassées de la Grande Guerre, au sens propre pour l’un, se rebellent en montant une combine imparable, escroquant les mairies, la population, la Nation tout entière, jouant du sentiment patriotique et exploitant le deuil jusqu’à l’os. Voilà une idée forte que cette vengeance absolue contre « l’arrière », contre la Patrie. Une vengeance teintée d’anarchisme qui pointe du doigt l’hypocrisie du Souvenir et méprise la pitié suscitée par les poilus revenus de l’enfer. Le roman, et c’est sa grande force, paraît donner la parole à deux macchabées revenus de la guerre, décidés bon gré mal gré à faire payer les vivants. Albert et Edouard sont liés par une touchante amitié dont les fondements – loyauté, morale – sont en complète contradiction avec l’époque...
Nymph()maniac – volume 1, Lars von Trier...
écrit par Célian Faure
Une femme gît dans une impasse vide et morne. Ses nombreuses ecchymoses suggèrent une agression. Il pleut. Des gros plans silencieux s’enchaînent sur les éléments qui constituent la scène : une gouttière ruisselante, des tuiles, le pavé, les gouttes, la femme, du sang. Bientôt, le spectateur est agressé par la musique du groupe de métal allemand Rammstein qui interrompt abruptement l’apathie initiale. Un brin glauque, tout ça. Lars von Trier annonce la couleur, et, quoique friand et curieux de son cinéma, on se dit qu’on n’a pas envie de subir le déballage promis par cette entrée en matière pour le moins sordide. Mais la dynamique du film est heureusement tout autre et Nymph()maniac tient finalement toutes ses promesses. La jeune femme est secourue par Seligman, un homme d’âge mûr, qui l’emmène chez lui. Débute alors une longue confession de Joe – c’est son nom – qui se prétend nymphomane. Petite, les jeux qu’elle imagine avec son amie sont érotiques. Plus âgée, elle fait partie d’un groupuscule féministe qui théorise le sexe effréné et dépourvu d’amour. Elle multiplie les amants, jusqu’à une dizaine par jour. Joe saute sur tout ce qui bouge, y compris sur les infirmiers de l’hôpital dans lequel son père agonise. Ses rapports sexuels semblent parfois déterminés par ses dispositions psychologiques, par ses humeurs du moment. Joe vit par le sexe et s’exprime par lui. Seligman l’écoute patiemment, analyse ses récits, la relance pertinemment. En confesseur érudit et athée, il cherche à comprendre et refuse tout jugement d’ordre moral malgré les fréquentes injonctions de Joe à la condamner. Le huis clos donne lieu à de multiples flashbacks ordonnés en chapitres, auxquels se mêlent les digressions savantes de Seligman. On songe aux essais de Pascal Quignard : la mosaïque de la vie sexuelle de Joe est...
Suzanne, Katell Quillévéré
écrit par M.A. Gauthier et M. Devers
Suzanne a toujours fait ce qu’elle a voulu. Suzanne, à l’école, manque un repas parce qu’ « elle s’amuse bien avec les grands ». Suzanne, adolescente, garde le bébé parce qu’ « elle en a envie ». Suzanne, jeune adulte, abandonne l’enfant parce qu’elle aime. Itinéraire d’une enfant gâtée, pourrait-on dire, mais rien n’est moins sûr. Le personnage est suffisamment complexe pour éviter les jugements manichéens. La jeune fille est à la fois odieuse et sublime, misérable et grandiose. Suzanne a suffisamment de mystère et de force pour s’attacher le spectateur. Le voilà qui cherche à comprendre, à la dédouaner de ses fautes, à pardonner même s’il s’offusque. Le film de Katell Quillévéré raconte de manière linéaire la vie de Suzanne, jeune fille née dans un milieu populaire, de l’enfance à l’âge adulte. La mère est décédée ; le père, routier souvent absent, tente de combler tous ces vides. Il y parviendrait presque ; en témoignent les premières séquences du film qui se placent sous le signe de la gaieté et de l’allégresse. Le drame commence avec la rencontre de Julien, voyou rompu aux trafics en tout genre. Le cœur de Suzanne s’emballe, et voilà toute sa vie qui déraille : passion tumultueuse, dérapages violents, séjours en prison, cavale… Si la structure linéaire du film rappelle les récits de formation, la dynamique est ici enrayée : Suzanne n’apprend rien de ses errances, elle ne cesse de gâcher sa vie et celle de son entourage ; elle retourne immanquablement à la boue, engluée dans un terrible processus d’autodestruction. Il aurait été facile de verser dans le psychologisme de bas étage, mais la réalisatrice n’interprète pas ce trop grand besoin d’amour. Au contraire, elle ne cesse de décentrer le propos : Suzanne est moins le récit d’un destin individuel que le portrait de ceux qui l’aiment, l’entourent...
Faillir être flingué, Céline Minard
écrit par Célian Faure
Un western littéraire, ça vous tente ? L’entreprise est de nos jours suffisamment rare pour interpeller et il n’est pas étonnant de voir Céline Minard s’y coller, une écrivaine touche-à-tout, imaginative, peut-être l’une des plus stimulantes de ces dernières années. Faillir être flingué, c’est la saga bang bang et poétique d’une bande de cowboys solitaires qui finissent par ériger une ville autour d’un saloon. Un excellent morceau de littérature populaire, intelligent et bien écrit. Le roman croise les récits de différents personnages, tous solitaires ou presque, qui cherchent à survivre et à s’établir dans le grand ouest américain. L’occasion d’une sacrée galerie de portraits. Céline Minard juxtapose d’abord sans lien ces multiples récits, sous la forme de saynètes rapides et nerveuses qui s’enchaînent avec brio. Ainsi le vol d’un cheval, qui passe de mains en mains ; ainsi cette cérémonie mortuaire indienne qui se déploie sous nos yeux circonspects ; et ce concours d’ivrognes au saloon, à la fin duquel chacun s’affaisse, imbibé d’un obscur tord-boyau. Que dire de cette intrusion parmi des bandits de grands chemins assoupis dans le seul but de récupérer l’archet d’une musicienne ambulante ? Ces histoires entremêlées – et avec elles l’odeur de la sueur du cowboy, de sa crasse, les nuits silencieuses des grands espaces, le bruit des coups de poing, des sabots, des verres sur le zinc – créent un panorama impressionniste de la conquête de l’ouest : Minard exploite avec succès toutes les potentialités du roman et se distingue du western cinématographique dont le format interdit un pareil foisonnement narratif. Deux grandes époques émergent au sein de ce délicieux maelstrom. A la première partie du roman, celle des solitudes, succède le temps de la solidarité et de l’effort commun. Au-delà du plaisir élémentaire (le roman demeure un divertissement sans prétention),...
Le Festin de Babette, Gabriel Axel
écrit par Célian Faure
Le Festin de Babette, film danois sorti en 1987, est une extraordinaire célébration de l’art culinaire, pleine d’humour, de spiritualité et de délicatesse. Quelle beauté ! Quelle quiétude ! Quelle intelligence ! L’œuvre de Gabriel Axel, inspirée d’une nouvelle de Karen Blixen, est à n’en pas douter une référence absolue pour qui le plaisir de la ripaille est une élévation spirituelle tout autant qu’une communion des êtres. Les plaisirs du palais se muent ici en réflexion théologique et ajoutent un chapitre hédoniste à la Sainte Bible… Dans cette petite communauté luthérienne du Jutland, au Danemark, tout est austère. Ici, le Pasteur est une autorité spirituelle écrasante et l’on vit au rythme de ses sermons. A sa mort, ses deux filles, Martina et Filipa, toutes deux sublimes, continuent de suivre son enseignement et s’astreignent à une vie pieuse. Elles se tiennent éloignées des jouissances terrestres et se dévouent entièrement à leur communauté. Lorsque, plus jeunes, les sœurs sont tombées sous le charme d’un officier et d’un chanteur lyrique, elles ont tourné le dos à leurs sentiments, honteuses d’envisager un instant le plaisir égoïste de la chair. Un soir de 1871 débarque Babette, une française qui fuit la répression de la Commune de Paris et qui offre ses services de domestique en échange de l’hospitalité des sœurs. Elle s’intègre humblement à cette communauté, quoiqu’elle manifeste un compréhensible écoeurement devant les recettes locales qu’on lui commande. Quatorze années ont passé lorsqu’une nouvelle étonnante arrive de France : elle a gagné dix-mille francs à la loterie. Alors qu’approche la célébration des cent ans du défunt pasteur, Babette se met en tête de préparer à la communauté un dîner « français », un festin gargantuesque en complète contradiction avec les préceptes luthériens de ses hôtes. Le Festin de Babette devient alors une ode à la...
Gravity, Alfonso Cuaron
écrit par Célian Faure
Alors que l’équipe d’astronautes de la navette Explorer est en mission de maintenance sur Hubble, un satellite russe est détruit par un missile. Grave conséquence : les débris occasionnés commencent à tourner autour de la Terre et détruisent tout ce qu’ils rencontrent, augmentant sous l’effet d’une réaction en chaîne la masse de ces débris. Toute l’équipe d’Explorer est décimée, sauf deux astronautes alors en sortie extravéhiculaire : Matt Kowalski, campé par George Clooney, commandant chevronné de la mission, et Ryan Stone, astronaute débutante jouée par l’étonnante Sandra Bullock. Commence alors une mission de survie pour ces deux-là, équipés de leurs seules combinaisons et perdus au milieu de l’immensité spatiale. Dès la scène d’ouverture, Alfonso Cuaron donne le ton : à l’occasion d’un plan-séquence interminable et sublime, le réalisateur mexicain nous plonge en orbite. Plongée visuelle d’abord, avec ces magnifiques paysages terrestres qui apparaissent et défilent inopinément, ces vues parcellaires sur le satellite et la navette, sur les astronautes expérimentés qui s’amusent de l’apesanteur. Plongée auditive ensuite, avec la voix off d’Ed Harris, posée, sereine, qui guide la mission depuis Houston, avec les facéties de Kowalski, les soupirs et les inquiétudes de Stone et, surtout, cette surdité, ce vide dans lequel Cuaron nous a plongés avant même la première image du film grâce à un vacarme inharmonieux subitement interrompu. A cette occasion, notons d’emblée la justesse et le génie de la bande son de Gravity, toujours au service de l’image, toute faite de distorsions, de résonnances, de changements de rythmes et d’harmonies déstructurées. Si Cuaron nous livre ici du grand cinéma, c’est d’abord parce qu’il crée une expérience esthétique hors norme. Au long de cette odyssée, la ligne narrative n’a finalement que peu d’intérêt (Bullock et Clooney tâchent de se sauver en regagnant d’autres stations orbitales afin de...
L’Esprit de l’ivresse, Loïc Merle
écrit par Célian Faure
Les émeutes des banlieues de 2005 n’ont à ce jour pas beaucoup inspiré les romanciers. Il est vrai que la tâche n’est pas facile : en se risquant à en faire son thème central, comme le fait Loïc Merle avec L’Esprit de l’ivresse, l’écrivain investit le terrain politique et son œuvre devient forcément polémique. Pour cette seule raison, on applaudit déjà la volonté de s’attaquer à un tel sujet et de sortir du nombrilisme cher à de trop nombreux jeunes auteurs français. L’œuvre s’en trouve extrêmement stimulante et mérite d’être lue. Si la référence aux événements de 2005 est évidente, le roman demeure une fiction : une émeute éclate dans la cité des Iris en banlieue parisienne et se propage à toute la France, au point de provoquer la fuite du président de la République, Henri Dumont. Pendant un temps, Paris est aux mains des révoltés et on assiste à un printemps des peuples semblable à la Commune de Paris de 1871. Le roman n’est pas une simple narration des événements, mais une confrontation des expériences de quelques personnages-clés. Au gré de leurs pensées, de leurs souvenirs épars, le lecteur reconstitue de lui-même la chronologie des faits. Ce procédé permet surtout de sonder l’âme des protagonistes, de faire l’inventaire de leurs motivations, de leurs contradictions, de souligner la complexité des enjeux qu’on est souvent tentés de réduire à des préjugés. Le récit de la première nuit d’émeutes aux Iris propose une interprétation très manichéenne qui laisse craindre le pire : les émeutiers sont absolument pacifistes et répondent à des policiers idiots, agressifs et violents, sous le regard de journalistes en mal de scoop et de sensations fortes, qui se rangent du côté des oppresseurs dès que leur intégrité physique est menacée. Le point de vue narratif court...
Moi et toi, Bernardo Bertolucci
écrit par Célian Faure
Aïe, quel film ! Moi et toi est une œuvre surprenante, humble, profonde, infiniment poétique. Cela faisait longtemps que Bernardo Bertolucci, en proie à des problèmes de santé limitant sa mobilité, ne nous avait offert un nouveau morceau de bravoure. Au vu du résultat, on ne lui en veut pas. Délaissant les grands récits historiques, orgueilleux et pétris d’apparats, Bertolucci version 2012 ajuste sa focale sur une histoire nettement plus intimiste, celle d’un ado boutonneux associable et de sa demi-sœur toxicomane. Tous deux ne se connaissent pas lorsque s’ouvre le film. Lorenzo, 14 ans, a le visage acnéique et les nerfs à vif. Transi par la musique qu’il écoute avec frénésie, il hait ses semblables et n’aspire qu’à se tenir loin d’eux. Il en est même inquiétant : apparemment suivi par un psychiatre, Lorenzo prend des médicaments, a des colères terribles et tente de convaincre sa mère de coucher avec lui. Un problème d’Œdipe, donc. Pour ne pas décevoir sa mère, il lui fait croire qu’il part en stage de ski avec sa classe, mais se cache une semaine durant dans la cave crasseuse de son immeuble. Sa demi-sœur, Olivia, plus âgée, est accro à l’héroïne. C’est parce qu’elle est venue récupérer quelques affaires dans cette cave qu’elle tombe par hasard sur Lorenzo. Tenue par le fol espoir d’une vie nouvelle, elle décide d’élire elle aussi domicile dans ce repaire afin de se désintoxiquer. Se forme alors l’étrange huis clos autour ces deux êtres que tout oppose, un huis clos qui donne lieu à l’examen silencieux de leurs âmes et dont ils ne s’extirpent que sporadiquement pour renouer avec la réalité corporelle, la faim, le manque. Pendant une semaine, les situations se succèdent, tour à tour sordides, belles ou émouvantes. Il y a de la magie...
Ma Vie avec Liberace, Steven Soderbergh
écrit par Célian Faure
Pour son 25ème long métrage, Steven Soderbergh nous présente Liberace, sorte d’hybride entre l’inoxydable Franck Michael et le mythique Zaza de la Cage aux folles. Liberace est une vedette extrêmement populaire du music-hall américain des années 60 et 70, homosexuel exubérant, bête de scène et roi incontestable du kitsch. Soderbergh se focalise sur la fin de carrière de la star, quand, vieillissante, elle vit une passion amoureuse avec Scott Thorson, éphèbe blondinet et musculeux, issu d’un milieu social nettement plus modeste. Le biopic est honnête sans être transcendant, drôle sans être hilarant, malin sans être brillant. Un assez bon divertissement tout au plus. La première apparition de Liberace expédie la question de son talent : il est immense. Seul sur scène, ses mains virtuoses courent sur le clavier de son piano. Il s’arrête en plein morceau pour haranguer la foule : alors que sa main gauche court toujours, il fait rire son public, lui explique certaines techniques de son boogie-woogie, joue avec lui. Face à ses admirateurs, Liberace est une bête, et, comme nous, Scott est bluffé par ce charisme et cette aisance. Et il y a le strass, les paillettes… De bout en bout, Ma vie avec Liberace adopte joyeusement le kitsch revendiqué par son héros. Âmes sensibles au mauvais goût, restez chez vous. Soderbergh choisit de concentrer les regards sur la relation problématique que vivent Scott et Liberace. Au début du film, le réalisateur prend soin de mettre en scène le prédécesseur du jeune homme et suggère ainsi que les amants sont interchangeables aux yeux de la vedette. Le personnel domestique du pianiste nous confirme rapidement que Scott n’est ni le premier, ni le dernier à s’ébattre dans les draps de soie de la villa pharaonique de Las Vegas. Dès lors, tout...
Le Voleur de bicyclette, Vittorio de Sica
écrit par Célian Faure
Le Voleur de bicyclette (1948) affiche l’humilité propre au style néoréaliste italien dans l’économie des effets, dans la simplicité de l’intrigue, des personnages et de la mise en scène. Le film ressemble à une chronique de Rome après guerre, tant Vittorio De Sica soigne son aspect documentaire, en utilisant les décors naturels de la ville ou en employant des acteurs non professionnels. Le personnage principal, Antonio, est un ouvrier au chômage. Sa première apparition dans le film est significative : c’est au sein de la foule nombreuse de ses semblables qu’on le cherche, comme s’il s’agissait de signifier d’emblée le primat de l’appartenance sociale sur l’individu. Aussi, le titre du film agit comme un programme. Antonio obtient un emploi de colleur d’affiches, à la seule condition de posséder une bicyclette. Dès lors le spectateur attend ce vol et le réalisateur joue avec lui en ménageant suspense et fausses pistes, comme cette scène où, imprudemment, Antonio laisse sa bicyclette dans la rue sous la surveillance d’un enfant afin de suivre sa femme dans l’appartement d’une voyante. La bicyclette est donc vitale pour Antonio et sa famille. Le tragique du film se met en place autour de cet objet providentiel. Comme les pièces des dramaturges classiques, l’intrigue n’a finalement que peu d’importance et l’on se place en spectateur craintif d’un accident qui forcément se produira. « Craintif », car Antonio est sympathique, bon, irréprochable. « Forcément », car le titre l’annonce. Mais le titre ne désigne pas le larcin initial, celui d’un jeune homme dérobant la bicyclette du colleur d’affiche alors à l’ouvrage. Il signifie davantage celui qu’Antonio commettra lui même plus tard, profitant à son tour de la négligence d’un homme pour reproduire le délit dont il a été victime. Un vol auquel il se résout, désespéré par la perspective de perdre son emploi et de voir sa famille sombrer dans la misère. Un vol que l’on redoute, auquel on ne croit pas, qu’on espère un peu tout de même en se disant, au fond, que ce petit mal résoudrait bien des misères pour cette famille aussi attachante qu’exemplaire. Repoussant l’échéance, De Sica nous entraîne dans de longues déambulations au cœur de Rome, de ses quartiers, de sa population, en compagnie d’un fils silencieusement protecteur de ce père qui, son enquête demeurant vaine, s’enfonce peu à peu vers l’indignité du vol. Car le drame absolu vécu par le « voleur » Antonio est avant tout moral, cédant à une bassesse que tout en lui contredit. On assiste – c’est là la dimension hautement politique du film – à la chute d’un homme intègre fatalement poussé au délit par une société âpre, génératrice d’injustice et de crimes. Ce film est finalement une lecture intelligente et humble de la genèse du mal, enfanté par la misère et l’injustice. Tout est fait, génie du réalisateur, pour que, de bout en bout, le spectateur entre en complète empathie avec Antonio, l’antihéros par excellence : il est simple, doux, humble, fait ce qu’il faut et ce que, nous semble-t-il, nous aurions tous fait, sans héroïsme ni couardise. Antonio a du bon sens, est un père attentionné, guidé par la volonté d’offrir le meilleur à sa famille. Il désire qu’éclate la vérité, sans pour autant se perdre avec déraison dans de vains combats. Il est l’antithèse du criminel. Cette forte empathie du spectateur pour Antonio culmine avec le vol final. Le spectateur le comprend et l’excuse aussitôt grâce à sa connaissance des événements, alors que l’opprobre violent des passants s’abat sur sa personne. Sa propre honte coule également sur lui, supplice insupportable dans lequel se clôt le film : le plus droit des hommes finit par mépriser ses actes. La honte est bien l’injustice majeure, la punition suprême. D’ailleurs Vittorio De Sica est assez lucide pour ne pas accabler davantage son personnage – ou pour signifier qu’aucun autre châtiment ne vaut ce sentiment : la victime ne porte pas plainte et cet acte reste...
Shokuzai: Celles qui voulaient se souvenir/ Celles qui voulaient oublier, Kiyoshi Kurosawa...
écrit par Célian Faure
Attention chef-d’œuvre. Shokuzai (« pénitence » en japonais) est une série réalisée pour la télévision par Kiyoshi Kurosawa, puis portée au cinéma sous la forme d’un diptyque. L’œuvre ressemble à un recueil de nouvelles réalistes sondant l’âpreté des relations humaines dans le Japon contemporain. Une fillette, Emili, est assassinée par un inconnu dans la cour déserte de son école. Ses quatre camarades ont vu le criminel, mais le traumatisme les rend incapables de l’identifier. La mère d’Emili les condamne dès lors à une terrible pénitence : tant qu’elles ne sauront apporter des éléments pour confondre le meurtrier, elles ne pourront vivre heureuses. La figure de cet homme, le meurtrier primitif, cette silhouette calme, silencieuse et violente, hante désormais leur existence. La vie de chacune de ces filles de misère est tout à la fois marquée par un rapport problématique à la masculinité et par le rôle qu’elles ont tenu lors de la scène originelle. Asako, la mère d’Emili, réclame des fillettes des gages de leur pénitence, à défaut d’un témoignage enfin viable sur l’identité de l’assassin. Par ce comportement pervers et obsessionnel, elle rend visuelles, donc cinématographiques, les séquelles psychologiques des jeunes filles qui organisent intégralement leurs vies à l’aune de leur trauma. Celui-ci se fait donc explicite, comme si Kurosawa avait souhaité le disséquer, faisant d’Asako son chef opérateur. Asako est l’impitoyable veuve noire, peut-être elle-même indirectement responsable de la mort de sa fille, sans doute bien davantage que ces quatre filles qu’elle persécute et dont elle gâche sciemment la vie. Cette attitude est aussi une pénitence, plus insupportable encore, puisqu’elle instaure une culpabilité terrible et inassumée, jusqu’à la scène finale où, alors qu’elle réclame enfin de porter le fardeau de tous les drames, le châtiment lui est refusé. Les quatre jeunes filles, elles, ont payé...
14, Jean Echenoz
écrit par Célian Faure
Anthime, Charles, Padioleau, Bossis et Arcenel, cinq jeunes hommes originaires de Vendée, sont happés par la Première Guerre mondiale. Certains en reviendront invalides, d’autres mourront. Restée au pays, Blanche est une jeune femme dont la vie est liée à deux d’entre eux. Que peut donc ajouter Jean Echenoz à ce qui a déjà été écrit sur l’immense charnier de la Grande Guerre ? Rien, de toute évidence. Et il paraît vain d’entamer ce roman avec un semblable horizon d’attente. 14 est un récit court, efficace, précis, qui ne s’embarrasse pas d’inutiles descriptions de l’horreur des tranchées, et qui ne cherche pas non plus à développer le point de vue ni la psychologie de ses personnages. Tout est fait dans 14 pour que seuls les faits implacables demeurent et entraînent avec eux, et pour eux seuls, l’effroi et la compassion des lecteurs, comme s’il était obscène de s’appesantir sur l’évidence de l’horreur, de l’expliciter et de la boursouffler. Pari réussi. Pas de longues descriptions, donc, mais pas d’hyperboles non plus, ni d’artifices poétiques quels qu’ils soient. Pas de narration complexe ni de pathos. Mais on s’attache, on est bouleversé, horrifié. Ainsi, Anthime, le personnage principal, répond à l’appel avec indifférence, sans enthousiasme ni crainte. Le récit de sa prise d’information au son du tocsin est un modèle d’épure. Plus loin, le récit de la désertion inconsciente d’Arcenel suit le même processus. A chaque fois, le style d’Echenoz reste simple et s’en tient aux faits. Lorsqu’un personnage est découpé par un éclat d’obus, la même ascèse est respectée. L’évocation de l’invalidité d’un personnage, amputé d’un bras, révèle cette aptitude du roman à émouvoir dans la sobriété. Echenoz nous interdit l’accès aux pensées de l’infortuné. C’est différemment qu’il parvient à nous apitoyer, par une évocation bouleversante de ses...
The Grandmaster, Wong Kar Wai
écrit par Célian Faure
En 1936, Ip Man, un maître de Win chu, variante du Kung Fu, mène une vie paisible à Foshan, entre sa famille et sa passion pour les arts martiaux. Mais Gong Boasen, grand maître de l’ordre des arts martiaux chinois, décide de se retirer. Il a déjà désigné Ma San pour représenter le Nord, et cherche désormais un digne successeur pour le Sud. Ip Man est choisi par ses pairs et doit se confronter au grand maître Boasen. À cette occasion, il rencontre Gong Er, la fille de ce dernier, elle-même maître du style Ba Gua. De cette rencontre naissent respect et sentiments réciproques. Quelques temps plus tard, la vie d’Ip Man est bouleversée par le conflit sino-japonais. De son côté, Gong Er poursuit son désir de venger son père, assassiné par Ma San. Le nouveau film de Wong Kar Wai reproduit obstinément l’esthétique et les thématiques centrales du cinéaste hongkongais. On retrouve ainsi une photographie magistrale jouant sur le flou, le clair-obscur et le mouvement. La mélancolie des personnages est notamment relayée par les nombreuses scènes ralenties, fragmentées, par les gros plans décalés et une musique toujours traînante, indolente, qui exploite au mieux l’essence du violoncelle. Le plaisir esthétique est indéniablement là. Wong Kar Wai ne se renouvelle pas, ou peu. Faut-il s’en plaindre ? Là où le cinéaste surprend, c’est lorsqu’il parvient à réconcilier action et contemplation. Wong Kar Wai transpose en effet sa maîtrise du cinéma contemplatif sur les nombreuses scènes de combat que compte l’œuvre. Car le kung fu filmé par ses soins n’est ni exaltant ni spectaculaire. Il réussit à l’intégrer à sa manière, et le spectateur le contemple comme il se délecte d’une scène méditative. Won Kar Wai coupe son film en deux grandes époques, séparées par une décennie...
Promised Land, Gus Van Sant
écrit par M. Fernandez et M. Devers
Avec Promised land, Gus Van Sant aborde le sujet actuel et épineux de l’extraction du gaz de schiste, sujet qui, au cœur d’un questionnement sur la dépendance énergétique, suscite des prises de position souvent violentes et manichéennes. Aux Etats-Unis, le débat est au cœur du mandat Obama. Le réalisateur de Will Hunting et d’Elephant ne se lance pas, on s’en doute, dans un documentaire sur la question ; entre ses mains, le débat écologique est davantage le prétexte à une réflexion sur la démocratie à l’américaine. Résumons. Deux employés d’une grande firme spécialisée dans l’extraction du gaz de schiste, Global, parcourent des campagnes américaines sélectionnées pour de potentiels gisements, afin de convaincre les habitants de laisser l’entreprise exploiter leurs terrains. Le duo de commerciaux est bien rodé : Steve Butler, chef d’équipe en pleine ascension professionnelle, est accompagné de Sue, une battante à l’esprit délicieusement caustique. Pourtant, lorsqu’ils se rejoignent pour leur énième mission dans une petite bourgade de campagne, rien ne se passe comme prévu. Deux figures grippent le système : un professeur du coin, ancien ingénieur, qui alerte la population ignorant les risques de l’extraction du gaz par fracturation hydraulique, et un écologiste « parachuté », qui dénonce à coups d’images chocs les méfaits d’une telle exploitation. Cette mission retorse, durant laquelle les ratés s’enchaînent jusqu’au comique, est finalement l’occasion d’une prise de conscience chez le personnage principal. On s’attend à retrouver l’habituelle distribution des débats, plaçant d’un côté industriels et exploitants cupides, de l’autre écologistes radicaux. Or, le réalisateur s’attèle à introduire un peu d’ambivalence au pays des opinions tranchées et des caricatures faciles. Le premier parti-pris de Gus Van Sant consiste à faire en sorte que le spectateur s’identifie à Steve Butler, le présumé coupable, représentant d’une firme qui s’enrichit en exploitant le gaz de schiste. Nous sommes de son côté dès la première scène du film : Steve s’asperge le visage d’eau dans les toilettes d’un restaurant, visiblement stressé par un rendez-vous professionnel. Alors que son employeur lui demande la clé de sa réussite, il explique avec sincérité être comme les gens qu’il démarche car il a grandi dans le même genre de petite ville. Sans arrogance ou mépris apparent, Steve est par bien des aspects le prototype du bon gars, simple et souriant. Il répète d’ailleurs à la jeune institutrice qu’il veut séduire : « I’m not a bad guy ». Assez vite, on comprend que son engagement chez Global est lié à sa jeunesse dans une région sinistrée : l’exploitation du gaz de schiste est à ses yeux la seule façon pour ces provinces de ne pas mourir à petit feu. Ainsi se forge notre sympathie à l’égard du personnage, sympathie d’autant plus troublante qu’on ne s’attendait pas à l’éprouver. L’ambivalence de Steve s’accroît au fil des révélations sur ses pratiques de vente – corruption, mensonges, intimidation – qui correspondent plus à notre représentation type du V.R.P. peu scrupuleux, mais constituent, dans la logique du personnage, les petits moyens au service d’un noble projet. De la même façon, la figure de l’écologiste n’est pas très enthousiasmante : Dustin Noble travaille seul, utilise les mêmes stratégies d’intégration que ceux qu’il combat, tombe facilement dans les excès et le spectaculaire (on pense notamment à sa démonstration devant des bambins apeurés sur les méfaits du gaz). On apprendra finalement qu’il n’est qu’une création de toutes pièces de Global. Gus Van Sant nous fait ainsi circuler d’une figure à l’autre du débat pour comprendre chaque position et critiquer ses dérives. Premier point d’une réflexion sur une démocratie plus saine et plus constructive. L’autre point phare de cette réflexion réside dans la mise en lumière de l’extrême pauvreté du débat démocratique. A l’image d’un jeu politique médiatique à plus grande échelle, tenants et opposants du projet d’exploitation ne se situent que dans des activités de communication publicitaire et de lobbying, n’envisageant pas un instant d’argumenter sur le fond du problème de façon rationnelle et éclairée. Quand Steve ne met en...
Peste et choléra, Patrick Deville
écrit par Célian Faure
Peste et choléra est une biographie romancée du microbiologiste Alexandre Yersin, personnalité originale de la « bande à Pasteur », découvreur du bacille de la peste et explorateur du sud-est asiatique. Tout l’intérêt de l’œuvre de Patrick Deville repose sur le fait que, malgré l’ampleur de ses découvertes et de sa personnalité, Yersin reste relativement anonyme en France. Dès lors, le travail de Deville s’apparente à une réhabilitation, doublée d’une méditation progressive sur le génie et la postérité. D’abord scientifique de renom, Yersin fuit une prometteuse carrière parisienne au sein de l’Institut Pasteur dont il est l’un des membres les plus brillants, pour mener l’aventure dans le sud-est asiatique. Il s’y fait médecin à bord d’un bateau de liaison pendant deux années, puis met pied à terre pour mener des expéditions qui ouvriront des voies stratégiques en Indochine. Découvreur du bacille de la peste à Hong-Kong, puis du vaccin et du sérum anti-pesteux, il se lance alors dans le commerce du caoutchouc et de la quinine, non sans s’être essayé à d’autres activités. Yersin finit sa vie en Indochine, lui qui fut le premier à y importer une automobile, et où il a mené jusqu’à sa mort une vie d’anachorète craintif, de nabab avant-gardiste et de philanthrope adulé. De bout en bout, Patrick Deville propose un voyage captivant dans lequel histoire et médecine s’entrelacent sur fond d’exotisme et d’aventure. Le genre de la biographie romancée, choisi par Patrick Deville, est plaisant, mais n‘est pas sans soulever quelques problèmes. Car c’est une manière de piller allègrement de la matière clé-en-main dans la vie d’un homme, tout en s’assurant la fascination du lecteur, laquelle découle de l’authenticité des faits. Cependant, ce genre permet de s’affranchir de la rigueur propre à l’historien, de passer sous silence ce qui lui...
Happiness Therapy, David O. Russell
écrit par Célian Faure
Pat Solatano est maniaco-dépressif. Tout juste sorti de l’hôpital dans lequel il était interné, il a une obsession : reconquérir la femme qui l’a trompé mais dont il se croit très amoureux. Il rencontre Tiffany, jeune femme perturbée par la mort de son mari. Celle-ci lui propose de l’aider à reconquérir son amour perdu s’il accepte d’être son partenaire pour un concours de danse. Avec Happiness Therapy, David O. Russell se frotte au genre très british de la comédie romantique. Ne ménageons aucun suspense, il s’y vautre de façon assez lamentable. Car le film n’est pas à la hauteur de ses prétentions dont la première d’entre elles est d’être drôle. Les gags sont lourdauds, convenus, souvent pathétiques. Ils conviendraient fort bien aux amateurs de teen movies américains, mais le problème est que le film n’a pas cette modestie. Et le comique pop-corn dans tout ce qu’il a de plus exaspérant se déverse à nos pieds. Les acteurs en prennent aussi pour leur grade : Bradley Cooper s’agite, gesticule, fait le fou, nous explique qu’il est drôle. A tel point que l’on est gêné pour lui. Jennifer Lawrence, crie, pleure, remue dans tous les sens, multiplie les doigts d’honneur. Elle nous montre qu’elle est hystérique, oui, mais pleine de sensibilité. Rappelons qu’elle a obtenu l’Oscar de la meilleure actrice pour cette prestation innommable. Il suffit visiblement de vociférer en se roulant par terre afin d’être récompensé outre-atlantique. Le scénario n’arrange rien : il est convenu, pauvre, prévisible. L’intrigue repose sur les sentiments refoulés de Pat pour Tiffany. Mais à la fin, l’amour triomphe. Quand Russell tente de nous surprendre, c’est pour livrer un coup de théâtre à ce point convenu qu’on s’en veut de ne pas l’avoir vu arriver. Le tout culmine avec la scène de bonheur familial...
Lincoln, Steven Spielberg
écrit par Célian Faure
Avec Lincoln, Steven Spielberg renoue avec son penchant pour la grande Histoire. Après avoir filmé le débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan et traité l’esclavage dans Amistad, le voici qui s’attèle à la figure du légendaire président des Etats-Unis au moment du vote du Treizième amendement abolissant l’esclavage. Si Lincoln est une chronique réussie de la vie politique américaine, le traitement de la matière historique pose problème. Qu’il le veuille ou non, le réalisateur aux prises avec ce genre livre au public une leçon d’Histoire. Il doit à celui-ci de marquer une distance avec son objet d’étude et de l’interroger. Sans cela, il prend le risque d’influencer insidieusement le spectateur en le délestant de son sens critique. Ne nous trompons pas : il s’agit ici d’essayer de distinguer le biopic de qualité de l’apologie facile, banale et peu stimulante. Et, malheureusement, ce Lincoln appartient à la seconde catégorie. Spielberg ne fait pas l’économie de pathos ni d’effets grossiers. Il souligne les émotions à grandes doses de musique, joue sur les points de vue, manie à sa guise les tempéraments de ses personnages, berce finalement le spectateur là où il faudrait le tenir éveiller et nourrir sa réflexion. Ces procédés sont contestables dès lors que l’on traite d’Histoire puisqu’ils dissimulent au moins un point de vue culturellement marqué, au plus une interprétation personnelle. Le genre historique réclame de ne pas virer au panégyrique sans quoi il floue le spectateur : il se fait passer pour un travail d’historien alors qu’il n’est qu’un film de divertissement. Cet écueil accompagne en outre une conception étriquée de l’Histoire. On peut notamment déplorer les excès de solennité dans des discours à l’occasion desquels le temps semble s’arrêter. Encore, Lincoln disparaît dans l’ombre, prend la pose, change d’opinion dans un...
Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow
écrit par Célian Faure
Zero Dark Thirty est le récit de la traque d’Oussama Ben Laden par un groupe de la C.I.A. jusqu’à son exécution en 2011. Un agent particulièrement tenace, Maya, enjoint ce groupe à ne pas abandonner l’enquête et parvient à remonter la piste jusqu’à la demeure fortifiée d’Abbottabad. Il y avait fort à craindre d’un tel sujet tant il était aisé de s’y fourvoyer. Cependant, Kathryn Bigelow réalise une œuvre haletante qui brille par son intelligence et sa subtilité. La première qualité du film est d’éviter tout jugement moralisateur. Zero Dark Thirty n’est pas un film politique et n’a pas de prétention didactique. On a beaucoup glosé sur la représentation de la torture – certains parlent de polémique – mais l’on a eu tort d’affirmer qu’il s’agissait là d’un thème central du film. Car si la torture est présente, c’est simplement parce qu’elle fait partie de l’enquête. Bigelow prend soin de montrer les faits tels qu’ils sont et laisse les spectateurs juger par eux-mêmes. L’acte de torture n’est donc pas mis en scène pour apitoyer ou dégoûter. Les tortionnaires ne sont ni dénoncés ni excusés. Le spécialiste des « interrogatoires », Dan, joué par Jason Clarke, est plutôt sympathique, en tout cas banal. Il n’est ni un fonctionnaire zélé, obtus, type Eichmann, ni un sadique type Klaus Barbie. Il fait le sale boulot jusqu’à éprouver le besoin de se retirer. Belle audace qui assure que la torture n’est pas le fait d’êtres immoraux, lâches ou obéissants, mais qu’elle nécessite une accoutumance pour évacuer le dégoût qu’elle suscite d’abord et qui toujours est susceptible de réapparaître. L’objectif moral que la torture paraît viser tend à la rendre acceptable, voire nécessaire aux yeux de ses exécutants qui s’habituent à elle assez rapidement. Interdiction, donc, de juger l’humanité de ceux...
The Master, Paul Thomas Anderson
écrit par G. Moreau et M. Devers
A la sortie de The Master, dernier film de Paul Thomas Anderson, il demeure une étrange sensation : celle d’être passé à côté d’un grand film. Tous les ingrédients semblent pourtant réunis : un réalisateur qui a atteint des sommets avec son film précédent There will be blood, des acteurs doués campant remarquablement leurs personnages, une photographie extraordinaire, des séquences d’une beauté stupéfiante, une bande-son très juste, une nouvelle fois réalisée par le guitariste du groupe Radiohead, Jonny Greenwood, un sujet d’ampleur laissant entrevoir une nouvelle partition majeure. Enthousiasmé par la beauté de l’œuvre, par ses comédiens, soulevé par trente premières minutes ahurissantes, le spectateur ressent pourtant une frustration évidente : on ne trouve pas grand chose à tirer de ce film. Freddy Quell, joué par Joaquin Phoenix, est démobilisé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. C’est un homme bestial, profondément perturbé par la guerre qui s’achève, inapte aux sentiments et obsédé par un désir sexuel qu’il est incapable d’assouvir. Anderson dresse un sublime portrait en actes de ce soldat inadapté aux temps de paix. D’abord sur une plage du Pacifique avec sa compagnie, puis photographe dans une galerie marchande, plus loin lors d’une beuverie entre ouvriers, chaque séquence, sublime, illustre le décalage d’un homme déphasé. L’excellence de cette entrée en matière se poursuit avec la rencontre du Master, Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), dont Anderson s’attache à nous présenter les ressorts psychologiques : homme d’une grande animalité quant à elle maîtrisée, jouissant d’être entouré, admiré, célébré. Lancaster Dodd est à la tête d’une secte, lui qui aurait découvert la vérité quant à la nature humaine. Sa théorie est fumeuse, grossière, confectionnée à partir de bribes de bouddhisme et de psychanalyse. Tout de suite séduit par Quell, Dodd le prend sous son aile. Il ne se départira pas de...
Le Hobbit: un Voyage inattendu, Peter Jackson
écrit par Célian Faure
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce Hobbit a été attendu au tournant. L’appât du gain facile, après le succès du Seigneur des Anneaux, a en effet rendu son existence éminemment suspicieuse aux yeux des gardiens de l’esprit de Tolkien ou des pourfendeurs de l’industrie cinématographique. Ajoutez à cela la relative brièveté du roman de Tolkien confrontée à l’annonce tardive d’une nouvelle trilogie, et la coupe des sceptiques était pleine. Soyons clairs, Le Hobbit, récit picaresque par excellence, n’intéressera pas ceux que la première trilogie de Jackson a laissés froids. Mais il ravira sans doute tous les autres. L’univers de Jackson et sa volonté toujours intacte de respecter l’œuvre de son maître demeurent impeccables. Plus encore que pour la première trilogie, dont la lourdeur mystique et le propos grave faisaient planer un sentiment tout sauf enfantin, il faut se livrer innocemment à cette œuvre pour la goûter pleinement. Voilà donc ce qui se fait de mieux dans le divertissement grand public. Avec Le Hobbit, on rêve, véritablement. Gageure à une époque où l’imaginaire fait souvent défaut à nos artistes. Gageure car l’entertainment est suspect, voire tricard, depuis la floraison des dénonciateurs de complots capitalistes des années soixante. Gageure, enfin, parce que de nombreux films de « divertissement » prennent effectivement leur public pour des idiots et livrent d’innommables navets sans intérêt. Le genre du divertissement, au cinéma, est sans doute paradoxalement le plus délicat à manipuler. La présente critique pourrait s’arrêter ici, tant cette excellence-là suffit à justifier l’œuvre de Jackson. Trolls, géants de pierre, aigles fabuleux, les créatures imaginaires et les situations ubuesques fourmillent dans le film. Une compagnie de Nains part en quête de son territoire originel, occupé par la force depuis longtemps par le terrible – et pour l’instant non visible...
Au-delà des collines, Cristian Mungiu
écrit par Célian Faure
Alina vient retrouver Voichita, son ancienne amante et confidente rencontrée pendant leur enfance dans un orphelinat roumain. Mais celle-ci semble avoir emprunté un tout autre chemin que le sien. Voichita vit désormais dans un couvent et se voue à la vie communautaire, dans une foi chrétienne autoritairement professée par la voix du prêtre. Alina, troublée, tente alors de récupérer l’amie qu’elle considère comme son unique famille, jusqu’à sombrer dans l’hystérie et subir la barbarie inconsciente des membres du couvent, dont la vie a été bousculée par l’intrusion de cette brebis galeuse. Le dernier film de Cristian Mungiu, lauréat de la Palme d’or cannoise en 1997 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours, n’est pas une énième œuvre sur le thème rebattu de l’amour opprimé par une religion rétrograde. Bien plus que cela, il est un film politique, mystique, témoin d’un lieu et d’une époque, dont le huis clos du petit couvent au delà des collines est un révélateur. Evidemment, la religion tient un rôle majeur. Elle est cependant traitée comme une variable potentiellement génératrice de troubles, sans pour autant être dénoncée pour elle-même. Finalement, ce sont davantage les faits sociaux et les héritages culturels cristallisés au sein de cette communauté orthodoxe qui constituent l’intérêt d’un tel choix. Tout se passe comme si la religion était un refuge un peu vain, un peu ridicule, suranné, dans lequel se déploient des enjeux qui la dépassent allègrement. Ainsi, Au-delà des collines ne joue pas dans la même catégorie qu’un film tel que The Magdalene sisters. Alina au couvent, c’est la rencontre deux mondes qui se méprisent. La modernité dans sa détresse et ses ratés – Alina – face à un monde désuet, perdu, fantasmé mais réconfortant – le couvent – qui est prêt à sacrifier la réalité...
Amour, Michael Haneke
écrit par Célian Faure
Amour est un très beau film sur l’intimité d’un couple octogénaire à l’épreuve de la déchéance physique et de la mort. Lorsqu’Anne est victime d’une attaque, sa vie et celle de son mari Georges – formidable Jean-Louis Trintignant – basculent. D’abord simplement diminuée physiquement, marquée par une lucidité sombre dissimulant une sourde terreur de la mort, Anne, après une seconde attaque, se mue en grabataire démente. Haneke nous force à pénétrer dans un quotidien exécrable et à répondre à ces terribles questions : comment accepter les cris, les excréments, les puanteurs ? Quelle place donner à tout cela et à l’immense chagrin occasionné par ce spectacle ? Que faire lorsque l’amour est mêlé au dégoût et à l’extrême usure nerveuse ? Questionnement terrible puisque désormais universel, tant mourir en usant le corps aux confins de la vieillesse devient une norme à laquelle la plupart d’entre nous seront confrontés. En embarquant le spectateur dans l’intimité du couple, Haneke nous rend capables de comprendre véritablement la lutte quotidienne de Georges, et avec lui de tous ceux qui s’occupent avec opiniâtreté des mourants. Le réalisateur paraît opposer deux types de témoins. D’un côté il y a ceux qui comprennent ce quotidien pour l’avoir vécu, c’est-à-dire Georges et nous, spectateurs transformés en petite souris. De l’autre côté, il y a les proches du couple, témoins extérieurs, tels ce pianiste virtuose en visite ou leur fille Eva. Ceux-là sont victimes d’une vision parcellaire et fugitive de la situation, et leur jugement est difficilement supportable pour Georges. Eva, moralisatrice, cherche pathétiquement « une solution meilleure » qu’elle n’ose nommer, cependant qu’elle n’est tout simplement pas capable d’affronter cette difficile expérience de fin de vie. Cet authentique tabou, le couple s’y enferme, ou plutôt y est enfermé. Georges rend d’ailleurs concrète cette extrême réclusion, cette incapacité des...
Les Désarçonnés, Pascal Quignard
écrit par Célian Faure
Les Désarçonnés est le septième tome de Dernier Royaume, œuvre à part entreprise en 2002. Ensemble foisonnant qui se propose de sonder l’âme humaine, relevant tout à la fois de l’essai, du conte, de la poésie, de la note de bas de page, de la méditation philosophique, de l’anecdote ou de l’article anthropologique, Les Désarçonnés est un texte exigeant, difficile, parfois abscons. Un sentiment ambivalent se crée à sa lecture : si des pierres d’achoppement, relevées ci-après, irritent, consternent parfois, il demeure un grand texte que l’on prend plaisir à parcourir. On peut reprocher à Pascal Quignard d’écrire une somme anti-médiatrice, résolument tournée vers lui-même. L’auteur semble réclamer avec fermeté que le lecteur le suive mais il paraît signifier à chaque page que lui ne se retournera pas. Ce repli sur soi – Quignard revendique d’ailleurs une anachorèse lettrée en fin de volume – reste néanmoins une facilité intellectuelle. Quignard laisse vaquer ses méditations sans contrainte et se refuse à tout effort de mise en forme, de constitution de sens pour autrui : son texte est fragmentaire, multiplie les ellipses, tait les liens logiques, juxtapose les pensées et manie l’implicite. En somme, les Désarçonnés s’apparente à un brouillon sublime. Outre la difficile création de sens qu’il suscite, ce tome balaye d’un revers de la main tout un lectorat dépourvu de culture dite « légitime ». Car le propos de Quignard est constamment déduit, suggéré ou illustré par une référence à la culture classique que Pierre Bourdieu nomma « légitime » et dont il étudia le rapport de domination qui en émanait, ainsi que la violence symbolique qu’elle créait. Ainsi retrouve-t-on pêle-mêle Grégoire de Tours, Plutarque, Saint Paul, Foucault, La Boétie, Freud ou encore Nietzsche. Le problème ne se trouve pas tant dans la référence elle-même – toujours judicieuse et éclairante...