Dans le prologue à son essai Sauve qui peut la vie, prix Médicis 2015, la socio-anthropologue Nicole Lapierre espère « une lecture revigorante, une sorte de fortifiant pour résister au mauvais temps présent ». C’est chose faite. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille. Mais c’est fini ». Ainsi commence Sauve qui peut la vie, le dernier essai de Nicole Lapierre. Le lecteur s’attend à un récit autobiographique assez convenu, dans lequel on lui exposera les miracles d’une résilience. Il faut dire aussi que le titre (référence explicite au film de Godard du même nom) et la photo de couverture (le portrait en pied d’une petite fille en noir et en blanc, manteau sombre et cagoule, DS à l’arrière-plan) l’ont mal averti. Sauve qui peut la vie est bien plus qu’un énième récit de vie : il s’agit d’un essai inclassable, pluriel et hybride, qui utilise le récit biographique comme support à la pensée. Nicole Lapierre tire de son histoire familiale « quelques idées » (expression ô combien euphémistique) qui résument en fait toute sa trajectoire intellectuelle. L’essai revêt une valeur presque testamentaire ; une lumière crépusculaire s’en dégage et vient éclairer les liens entre l’histoire de la famille, la personnalité de l’individu et les travaux du chercheur : « Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui était une manière d’être – une tendance à parier sur l’embellie, un goût de l’esquive (…) avait aussi profondément influencé ma façon de penser (…). Tel est le sujet de ce livre ». Pour caractériser l’histoire de sa famille, Nicole Lapierre utilise la métaphore des « semelles de plomb » : l’histoire est lourde et « elle entraîne par le fond ». Père juif émigré, seul rescapé d’une famille décimée dans les ghettos de Lodz et de Varsovie, suicides de la mère et de la...
Le Royaume, Emmanuel Carrère
écrit par Elodie Roca
Emmanuel Carrère nous livre le résultat d’un projet ambitieux : raconter les débuts hésitants d’une religion, qui ne s’appelle pas encore christianisme, après la mort honteuse de son leader mais avant sa reconnaissance internationale. C’est une somme érudite mais surtout une formidable méditation personnelle dans laquelle nous suivons le cheminement d’un homme en quête. Presque cent-cinquante ans après le « Dieu est mort » de Nietzsche, alors que le christianisme est chahuté de toutes parts, le projet d’Emmanuel Carrère aurait de quoi rebuter : 630 pages consacrées aux débuts hésitants d’une religion, marginale et subversive il y a deux mille ans, aujourd’hui adoptée par plus de deux milliards d’individus. Pari audacieux donc, mais pari réussi ! Carrère néglige Jésus, le leader charismatique qui meurt dans un quasi-anonymat, pour suivre Paul et Luc dans leurs pérégrinations au cours de la seconde moitié du premier siècle après Jésus Christ. Pas Saint Paul et Saint Luc, figés par une longue tradition hagiographique, mais Paul et Luc, tout simplement, deux hommes, inspirés et fervents, certes, mais faillibles et maladroits. Le premier est illuminé, fanatique, jaloux et masochiste ; le second un peu tiède, tout en compromis et en euphémismes. Alors que l’auteur se présente volontiers comme « un petit bonhomme inquiet et ricaneur », « égocentrique et moqueur », trop « intelligent », il abandonne toute ironie et trouve un ton bienveillant, sans être pour autant complaisant, pour décrire « une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple », selon les termes qu’il emprunte à Marguerite Yourcenar. Mais il sait de quoi il parle : il a été tenté par le catholicisme, et l’a pratiqué, trois ans durant, de la manière la plus dogmatique qui soit. Il en est revenu et se définit désormais comme agnostique. « Affaire classée alors ? Il faut qu’elle ne le soit pas tout à...
Les Désarçonnés, Pascal Quignard
écrit par Célian Faure
Les Désarçonnés est le septième tome de Dernier Royaume, œuvre à part entreprise en 2002. Ensemble foisonnant qui se propose de sonder l’âme humaine, relevant tout à la fois de l’essai, du conte, de la poésie, de la note de bas de page, de la méditation philosophique, de l’anecdote ou de l’article anthropologique, Les Désarçonnés est un texte exigeant, difficile, parfois abscons. Un sentiment ambivalent se crée à sa lecture : si des pierres d’achoppement, relevées ci-après, irritent, consternent parfois, il demeure un grand texte que l’on prend plaisir à parcourir. On peut reprocher à Pascal Quignard d’écrire une somme anti-médiatrice, résolument tournée vers lui-même. L’auteur semble réclamer avec fermeté que le lecteur le suive mais il paraît signifier à chaque page que lui ne se retournera pas. Ce repli sur soi – Quignard revendique d’ailleurs une anachorèse lettrée en fin de volume – reste néanmoins une facilité intellectuelle. Quignard laisse vaquer ses méditations sans contrainte et se refuse à tout effort de mise en forme, de constitution de sens pour autrui : son texte est fragmentaire, multiplie les ellipses, tait les liens logiques, juxtapose les pensées et manie l’implicite. En somme, les Désarçonnés s’apparente à un brouillon sublime. Outre la difficile création de sens qu’il suscite, ce tome balaye d’un revers de la main tout un lectorat dépourvu de culture dite « légitime ». Car le propos de Quignard est constamment déduit, suggéré ou illustré par une référence à la culture classique que Pierre Bourdieu nomma « légitime » et dont il étudia le rapport de domination qui en émanait, ainsi que la violence symbolique qu’elle créait. Ainsi retrouve-t-on pêle-mêle Grégoire de Tours, Plutarque, Saint Paul, Foucault, La Boétie, Freud ou encore Nietzsche. Le problème ne se trouve pas tant dans la référence elle-même – toujours judicieuse et éclairante...