Dans la salle d’attente d’un hôpital parisien, une jeune femme trompe l’attente en se lançant dans le récit de ses origines. Telle Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits, Kimiâ, la narratrice, multiplie les récits enchâssés, une digression en entraînant une autre, tissant une véritable fresque familiale dans l’Iran du siècle dernier. Sortie en poche très attendue ce mois-ci. Kimiâ attend et raconte, apostrophant le lecteur pour lui expliquer ce qu’elle fait dans cette salle d’attente, elle qui est venue seule, elle qui détonne face aux autres couples avec lesquels elle n’a rien à voir. Mais très vite le lecteur comprend que cette histoire cadre n’est que prétexte à dérouler une saga familiale marquée par l’histoire iranienne, la narratrice s’inscrivant dans cette tendance orientale à « à bavarder sans fin, à lancer des phrases comme des lassos dans l’air à la rencontre de l’autre, à raconter des histoires qui telles des matriochkas ouvrent sur d’autres histoires…« . Le conte oriental suit trois générations de Sadr, en commençant par l’arrière-grand-père paternel Montazemolmok, seigneur féodal originaire de Mazandaran et maître d’un harem ; suivent Nour la grand-mère, les oncles et surtout Darius, le père de Kimiâ, dissident politique insaisissable. Au fil des générations, les régimes se succèdent en Iran, chaque fois porteurs d’espoir, mais jouant finalement une partition de plus en plus sombre. Les parents de Kimiâ, Darius et Sara, fervents défenseurs de la liberté, n’hésitent pas à s’opposer à chacun des gouvernements, en dépit du danger et jusqu’à l’exil, car comme aime à le rappeler Emma, la grand-mère maternelle : « On a la vie de ses risques. Si on ne prend pas de risque, on subit, et si on subit on meurt, ne serait-ce que d’ennui. » Les oncles, numérotés selon leur place dans la fratrie, offrent une galerie de...
La Belle saison, Catherine Corsini
écrit par Célian Faure
Dans les années 70, Delphine, jeune paysanne débrouillarde à la sexualité assumée rencontre Carole, militante du Mouvement de libération des femmes, parisienne sophistiquée et charismatique. Mais la romance est brutalement interrompue : le père de Delphine a une attaque, ce qui oblige la jeune fille à retourner chez elle pour épauler sa mère. Carole la rejoint bientôt. Cependant, transposé en milieu rural, leur amour se heurte à de lourds clivages socioculturels. Un film d’été subtil, agréable et plutôt convaincant. Dans la vision nostalgique et fantasmée d’une époque libertaire et décomplexée, on retrouve ces couleurs légèrement voilées, ces chemises et ces barbes, ces cigarettes qu’on allume partout, ces bravades perpétuelles contre une société corsetée qui s’ouvre doucement, celle du général de Gaulle et de Pompidou. Catherine Corsini se jette volontiers dans ces images d’Epinal et se paie même le culot de filmer une bande de jeunes fuyant dans la rue au rythme du Move over de Janis Joplin. Après tout pourquoi pas : certains clichés se boivent comme du petit lait. Le Paris de Corsini, celui des luttes féministes, des amphis et des pattes d’eph’ a donc un petit goût d’exotisme mémoriel et se complaît dans le mythe de l’âge d’or. Dans un souci apparent de réalisme, la réalisatrice met en scène des réunions, meetings et débats dans lesquels on s’écharpe, on décide, on chante aussi, à tue-tête et le poing levé. Mais, pareilles à des souvenirs magnifiés, ces scènes sonnent souvent faux. L’excès manifeste d’enthousiasme – d’hystérie dites-vous ? – donne davantage l’impression que les gamines s’amusent, s’encanaillent et que jeunesse se passe. Le regard de Corsini se teinte d’une pointe de condescendance qui dégagerait presque des relents phallocrates. Un comble. Mais le portrait des luttes féministes n’est pas l’argument essentiel du film, et l’intrigue...
La Vie d’Adèle, Chapitres 1 et 2, Abdellatif Kechiche...
écrit par Marie Fernandez
Adèle Adèle Adèle Adèle Adèle. Trois heures durant, la caméra d’Abdellatif Kechiche est braquée sur la jeune fille. Agrippée à sa bouche, ses larmes, ses fesses. Avide de tout ce qu’elle est : comment elle remonte son pantalon, comment elle resserre sa couette, comment elle mange ses spaghettis. Souvent le cinéaste nous fait rencontrer ses personnages par le corps et la matière ; plus que jamais, ce dernier film invite à une connaissance par la peau. Aussi, nous voilà portés par une suite de gros plans sublimes au plus près des mouvements intérieurs du personnage. Ce choix instaure une telle proximité avec l’adolescente qu’on la voit à regret s’éloigner de la caméra au dernier plan. L’histoire d’Adèle est inspirée d’une bande dessinée – Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh – que le cinéaste adapte librement. Celui-ci choisit de s’intéresser précisément à la naissance du désir et à l’engagement si unique et définitif qui se joue dans un premier amour. Le récit s’organise autour du foyer ardent que constitue la rencontre entre Adèle, encore lycéenne, et Emma, étudiante aux Beaux-Arts. Avant, Adèle chemine vers la révélation de son désir homosexuel et se prépare, en lisant La Vie de Marianne, au séisme de la rencontre et du manque. Après, c’est la lente et irrépressible approche des corps, la vie en commun puis la séparation. Quel art de filmer le désir, quel art aussi de le susciter ! Les yeux suspendus aux bouches, les silences et demi-sourires, les peaux sublimées par la lumière dans le secret du parc choisi pour les rendez-vous. Adèle désire Emma, Emma désire Adèle et nous spectateurs, dans cette proximité sensuelle et entêtante de la caméra, entrons dans la ronde du désir. Un temps, le désir recouvre tout. Le cinéaste filme des étreintes étonnamment...