The Turn of Screw, Benjamin Britten
L’Opéra de Lyon a proposé en avril un festival autour des œuvres de Benjamin Britten. Parmi les trois opéras présentés au public, The Turn of Screw, inspiré de la nouvelle d’Henri James, retient l’attention par sa mise en scène ambitieuse et l’atmosphère résolument fantastique qui s’en dégage… Sans convaincre pour autant. Créée pour la première fois en 1954, cette œuvre assez courte condense de multiples références, le texte d’Henry James bien sûr, mais aussi des comptines d’enfants et la poésie de Yeats ; le tout dans un langage musical aux confins de l’atonalité et de l’harmonie classique. Cette concentration d’éléments concourt à l’élaboration de ce fantastique, au sens que lui donne Tzevan Todorov : une ambiguïté permanente, une hésitation, un trouble dans le réel. Bref, il y avait là pour la metteur en scène Valentina Carrasco un défi de taille à restituer et à soutenir l’équivocité de l’œuvre. Elle semble avoir opté pour une grille de lecture qui, bien qu’opérante, corsète terriblement le propos du compositeur britannique.
Dans le prologue chanté par le ténor Andrew Tortise, on apprend qu’une gouvernante est engagée sur le domaine de Bly pour assurer l’éducation des jeunes Flora et Miles. Une fois sur place, elle se prend d’affection pour eux, mais perçoit un mal diffus à l’intérieur du manoir. Il semble que Flora et Miles soient hantés par les fantômes de Mrs Jessel, l’ancienne gouvernante et de Peter Quint, l’ancien valet, dont l’attitude avec les enfants aurait été pour le moins ambiguë. Le frère et la sœur font eux-mêmes preuve d’une attitude équivoque, entre une innocence propre à leur âge et une méchanceté souterraine. La gouvernante entreprend de sauver les enfants et de convaincre Mrs Grose, la bonne, de la réalité de ces visions spectrales.
Avec un orchestre réduit, la musique de Britten traduit les tourments de Miles et Flora, leur profonde ambivalence, en associant notamment des mélodies enfantines à une trame harmonique plus dissonante. En outre, l’œuvre alterne, parfois au sein d’une même séquence musicale, entre une légèreté et un dramatisme tendu. « The ceremony of innocence is drown » dit le vers de Yeats que cite Britten dans The Turn of Screw, (« on noie les saints élans de l’innocence », trad. Yves Bonnefoy), tel est le cœur de l’œuvre de l’Anglais et tout conspire à cette chute de la candeur enfantine. Valentina Carrasco, elle, tire l’opéra dans un sens résolument psychanalysant. Les exactions présumées de Peter Quint hantent les souvenirs des enfants plus que le fantôme lui-même. Elles génèrent paradoxalement un puissant sentiment de culpabilité chez le frère et la sœur, qui se mue en une agressivité étrange à l’égard de celle qui veut les aider. Lorsqu’ enfin la gouvernante libère la parole de Miles, qui prononce le nom de son bourreau, cet aveu conduit à la mort de l’enfant, détruit par la révélation de l’indicible.
Pour étayer cette lecture, la scène, qui représente pour partie la maison de Bly, se transforme au fil du drame en une immense toile d’araignée, enfermant l’ensemble des protagonistes, contraignant leur liberté d’action et de parole ; ils sont piégés par leurs souvenirs traumatiques. Flora et Miles jouent, tout au long de la représentation, avec une pelote de fil rouge, symbole appuyé des liens du sang qui rattachent les enfants à leur sombre passé. Et lorsque le plateau représentant le manoir se soulève, le spectateur découvre une forêt hantée par Mrs Jenssel, qui sort de terre, tel un zombie, mais pour mieux attirer par son chant de sirène la petite Flora : Jenssel est une mère tour à tour séductrice et vampirisante.
Dans cette interprétation, il ne reste rien de l’hésitation qui court dans l’œuvre : les visions sont-elles partagées ou seule la gouvernante en est-elle la victime ? Qui est le jouet de qui ? Tout ça est un peu évacué au profit d’une lecture plate, à la limite du kitsch avec ces courts clips lourdingues projetés au début des deux actes. L’interprétation est par moments du même acabit : Heather Newhouse qui joue la gouvernante est monotone ; Remo Ragonese, incarnant Miles, tire en revanche son épingle du jeu au détriment de sa sœur… Et d’Andrew Tortise qui compose un Peter Quint agaçant. Mais par-dessus tout, Valentina Carrasco ne semble pas complètement comprendre le fantastique dans son hésitation essentielle et ne l’emploie que pour en tirer un gothique un peu potache, qui pourrait tourner très facilement au ridicule en cherchant trop ouvertement à susciter la frayeur. Or la partition, qu’interprète correctement l’orchestre dirigé par Kazushi Ono, chatoie de bien d’autres couleurs. L’œuvre de Benjamin Britten méritait mieux.