Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss
A l’heure où, en bons occidentaux, nous préparons peut-être nos vacances à l’autre bout du monde, voici un livre salutaire pour interroger notre consommation de cultures étrangères, notre rapport à l’autre et nos propres mœurs. Écrit en 1955, Tristes tropiques n’a pas pris une ride et ses analyses semblent d’une stupéfiante actualité.
Claude Lévi-Strauss, jeune agrégé de philosophie, professeur de lycée sans enthousiasme, se voit proposer un poste à l’université de São Paulo, au Brésil. C’est pour lui le début d’une nouvelle carrière et de sa vocation d’ethnographe. Tristes tropiques retrace les différentes équipées qu’il a dirigées de 1935 à 1940 à la rencontre de plusieurs tribus brésiliennes.
L’auteur livre un récit tout en paradoxe, à l’image de ces deux premières phrases déconcertantes : « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions ». A première vue, et malgré son aversion pour ce genre, il rédige bien un récit de voyage. Mais cette entreprise ne vient qu’au terme d’une longue maturation, alors que Claude Lévi-Strauss a renoncé depuis quinze ans à voyager. La première partie du livre s’intitule d’ailleurs paradoxalement « La fin des voyages ».
Si l’auteur y a renoncé, c’est d’abord, semble-t-il, pour la fatigue physique et morale occasionnée : fréquemment, l’auteur décrit les avaries des transports avec un humour proportionnel aux colères qu’elles ont dû provoquer alors. Comme ce camion qui transporte avec lui une cargaison de rondins que les passagers déchargent, mettent en place pour stabiliser une route inondée ou un pont fragilisé, puis rechargent à bord en prévision de la prochaine difficulté. Ou cette troupe de bœufs capricieux qui transportent les provisions mais doivent se reposer longuement et sont seuls à décider du moment où ils se remettront en chemin.
La fatigue vient aussi du travail même de l’ethnographe, premier levé et dernier couché, qui veille pour observer le sommeil des indigènes, ou qui s’endort sur de fastidieux relevés : « je me sens devenu bureaucrate de l’évasion ». C’est avec une conscience vive de son imposture qu’il accomplit sa tâche, dérangeant les hommes, leur extorquant, souvent contre leur gré, des informations. Et si encore le jeu en valait la chandelle ! Mais il n’en retire le plus souvent que frustration : à la toute fin de son séjour brésilien, il apprend l’existence d’une tribu indigène, les Tupi-Kawahib, chez qui nul blanc n’a encore pénétré. Il va à leur rencontre mais pour très peu de temps, par manque de provisions, et sans même avoir eu le loisir d’apprendre leur langue. A l’exaltation d’être le premier se substitue immédiatement « une impression de vide ». L’ethnographe pénètre en touriste dans cette communauté : « je recevais du même coup ma récompense et mon châtiment ».
Le châtiment. C’est bien là le nœud du problème. Le terme n’est pas fortuit sous la plume de Claude Lévi-Strauss. Son récit est de bout en bout empreint d’un sombre sentiment de culpabilité. Pour lui, si le monde occidental a seul produit des ethnographes, ce n’est pas le signe d’une quelconque supériorité mais « une tentative de rachat : [l’ethnographe] est le symbole de l’expiation ». Par son infinie patience, par sa scrupuleuse attention à des coutumes qui lui sont étrangères, l’auteur paie la dette contractées depuis l’intrusion destructrice des conquérants européens au XV° siècle jusqu’à celle non moins dévastatrice des touristes. En allant plus loin qu’aucun blanc ne l’avait jamais fait, en rencontrant les difficultés du voyage, peut-être Claude Lévi-Strauss a-t-il enfin soldé les comptes. La fin des voyages sonnerait-elle pour lui l’heure de la libération ?
Il serait bien injuste cependant de réduire Tristes tropiques à une longue litanie désenchantée. Par delà sa mauvaise conscience, l’auteur rend avec fraîcheur l’émerveillement que lui procurent ses voyages : il a beau décrier « l’aspect chaotique du paysage » malmené par la déforestation et l’érosion, le premier regard qu’il pose sur les tropiques provoque cette exclamation enthousiaste : « la terre même émergeant au début de la création ! ». Son goût prononcé pour les longues descriptions témoigne de son ravissement.
Les coutumes indigènes ont beau être « falsifiées » par les influences des missionnaires et des conquérants, il a beau déplorer sa rencontre avec des hommes qui ne sont « ni complètement des « vrais indiens » ni, surtout, des « sauvages » », son admiration pour l’« exceptionnel degré de raffinement sur le plan sociologique et religieux, des tribus considérées jadis comme dotées d’une culture très grossière » n’en est pas moins sincère. Face à des indigènes étroitement enlacés à même le sol pour lutter contre le froid, il manifeste vivement son transport : c’est « l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine ».
Ce tiraillement de l’auteur entre affliction et émerveillement se traduit, chez le lecteur, par une réception tout aussi contradictoire, que l’ethnographe reconnaît, assume et déplore. « J‘aurais beau mettre dans mon discours tout le vide, l’insignifiance de chacun de ces événements, il suffit qu’il se transforme en récit pour éblouir et faire songer. » Malgré les protestations de l’auteur, le récit est en effet fascinant. On rêverait de s’embarquer à ses côtés dans ces expéditions, si fastidieuses soient-elles.
Tristes tropiques est certes à première vue un récit de voyage, mais c’est avant tout un essai philosophique. Pas de cette philosophie que l’auteur a détestée avant même l’agrégation et qu’il qualifie de « sudation en vase clos » mais une pensée qui se construit au contact du monde par le relevé ethnographique pour bâtir une anthropologie. Claude Lévi-Strauss n’a jamais pour objectif de porter un jugement sur une communauté qu’il visite. S’il le fait, ce n’est que de manière spontanée et fortuite. Son but est de « bâtir un modèle théorique de la société humaine », un système qui n’existe peut-être pas dans la réalité mais qui permet de mesurer les écarts entre les codes mis en place par les différentes communautés. « On découvre alors qu’aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument mauvaise ».
On peut dès lors franchir une nouvelle étape. Les philosophes du XVIII° siècle, et notamment Rousseau, à qui l’auteur rend hommage dans toute la dernière partie du récit, avaient largement initié ce travail par leurs recherches ; il ne manquait plus que l’expérience empirique du voyage. Claude Lévi-Strauss, au terme de ses expéditions, s’est libéré des dogmes qui régissent la société dont il est issu ; l ne s’interdit pas de la juger, et parfois de manière très acerbe.
Il en profite pour porter quelques estocades à notre monde, en critiquant notamment notre rapport au voyage : « nos modernes Marco Polo rapportent de ces mêmes terres, cette fois sous forme de photographies, de livres et de récits, les épices morales dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant sombrer dans l’ennui ». Sa révolte se porte surtout sur l’inconséquence des voyageurs: « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité ».
Cependant, ses attaques de la société occidentale n’ont pas de valeur par elles-mêmes mais servent un projet plus vaste : dès 1955, Claude Lévi-Strauss brosse le portrait d’une civilisation au bord du gouffre tant sur le plan écologique que sur le plan moral. Et la crise qui déchire actuellement l’Europe valide malheureusement ses analyses. Pourtant, cette critique radicale a un fondement optimiste : « les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre (…) [mais] à les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre (…) la seule dont nous devions nous affranchir ». Cette distanciation rend possible une « réforme de nos propres mœurs » car il n’existe nulle fatalité : « ce qui fut fait et manqué peut être refait ».
Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss, 1955, Terres Humaines, Plon, 497 p.
Merci pour ce chouette texte, Elodie. Donne envie de relire.
De Tristes tropiques, je me souviens d’une longue longue longue description d’un coucher de soleil ; en cela poétique qu’elle s’attardait, avec la même rigueur qu’impose l’aspiration à « un modèle théorique de société humaine », à décrire très rigoureusement l’évolution des formes du ciel, le déclin des couleurs, l’épaisseur volatile du soir. Comme si la mélancolie de l’anthropologue dans son épuisante course contre lui-même se transformait en quelque chose d’à la fois dérisoire et bien plus ambitieux : saisir complètement l’instant, laisser le réel filer entre les doigts…