Une Bête au paradis, Cécile Coulon
Prix Littéraire Le Monde 2019, Une Bête au Paradis est à la fois un beau roman et une effroyable tragédie. Une histoire de passions, d’abandons et de vengeances.
Le Paradis est un vaste domaine, une ferme, avec sa cour et sa basse-cour, sa fosse à cochons, et plus loin les Bas-Champs, et le Sombre-Etang. Là, Emilienne élève seule ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel, orphelins suite à un tragique accident de voiture. Elle s’occupe de son exploitation avec l’aide de Louis, un autre fracassé de la vie qu’elle a recueilli au Paradis. La vieille femme semble tirer sa force vitale de cette terre, loin d’elle les ans la rattrapent. Emilienne, c’est la terre, la Terre-Mère, la terre qui nourrit, qui abrite, qui protège. « Elle traversait l’existence, dévolue au domaine et aux âmes qui l’abritaient. Tout commençait par elle, tout finissait par elle. » Blanche marche sur ses pas, petite « guerrière de cinq ans » bien décidée à survivre. Gabriel, lui, est « un garçon naïf, cassé par la mort de ses parents ». Il se tient dans l’ombre de ces deux femmes qui le portent à bout de bras, et trouve parfois en Louis, avec qui il partage sa chambre, un semblant de complicité.
Blanche lutte, avance, grandit. Elève brillante, alors même qu’elle passe tout son temps libre à travailler à la ferme, elle ne cherche pas d’autre avenir que celui qui s’offre à elle. Un jour, son voisin de table, Alexandre, lui propose un marché : contre son aide en mathématiques, il fera la publicité de la ferme. Elle accepte, se laisse peu à peu apprivoiser et finalement tombe amoureuse. Comment résister à Alexandre, à son sourire enjôleur, à son assurance joyeuse ? Sous les yeux jaloux de Louis, Blanche cède tout entière à sa passion pour Alexandre. « En descendant à la fosse, Emilienne pensa qu’elle ne pouvait pas en vouloir à Louis d’aimer Blanche, et qu’elle ne pouvait pas en vouloir à Blanche d’aimer Alexandre. Il arrive, parfois, que les choses aillent à leur propre vitesse, sans se soucier de ceux qui sont blessés, ou de celles qui le seront bientôt. » Sombre présage au détour d’une phrase, canevas presque racinien. Au lecteur de rester alerte.
Alexandre est un jeune loup, digne héritier des héros balzaciens. Issu de parents modestes, il est bien décidé à s’extirper de la terre de son enfance et à se hisser sur l’échelle sociale. Il se promet d’offrir un jour à ses parents le champ qui se trouve derrière leur maison. Pour cela, il faut gagner la ville, y poursuivre des études. La fin du lycée lui permet de toucher à son but, et, grâce à l’aide de Blanche, ses résultats lui ouvrent les portes tant attendues. Il part donc, et laisse derrière lui une Blanche qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, « une ombre besogneuse, fermée, une ombre de rage et d’abandon ».
Lorsqu’au bout de douze années Alexandre revient, l’espoir et l’amour renaissent pour Blanche au Paradis. Abandonnée et trahie à nouveau, Blanche sombre et n’est plus que douleur : « C’est donc cela, les pleurs, les vrais. Des blessures en avalanche, les muscles, la peau, les os, le sang, qui tentent de sortir par les yeux, qui fuient ce navire à la dérive, cette épave incapable d’accueillir d’autres matelots que ceux du passé, dont le pont s’est depuis longtemps écroulé sous le poids de ce grelot, énorme à présent, monstrueux, une gigantesque boule qui grossissait encore. C’est donc cela, les pleurs : le sacre du désespoir. » Bête au Paradis, il ne lui reste que la vengeance.
L’écriture, poétique, sensible, terrienne, s’arrime au Paradis, comme le sont les personnages. Ainsi Emilienne ressemble « à ce que la terre avait fait d’elle : un arbre fort aux branches tordues », Gabriel erre brisé « à travers les plaines de son chagrin ». Le récit est rythmé par de courts chapitres, dont les titres sont autant d’infinitifs : faire mal, protéger, construire, surmonter, grandir, tuer, naître, … Après une longue analepse, les derniers chapitres viennent donner la clef du premier. De « Faire mal » à « Vivre », cette tragédie lie la force de vie du Paradis à celle de ses habitants, ou plutôt de ses habitantes, prêtes à tout pour le préserver.
Une Bête au Paradis, Cécile Coulon, édition L’Iconoclaste, 2019, 352 pages