Une Fille, qui danse, Julian Barnes

Comment continuer à vivre lorsque les vérités sur lesquelles on a fondé son existence s’effritent soudainement ? Telle est la grande question posée par le nouveau roman de Julian Barnes. Six ans après Arthur et George, l’écrivain anglais revient avec Une Fille qui danse, récit plutôt habile d’une enquête, d’un travail de “corroboration” du passé qu’entreprend le protagoniste à l’occasion d’un étrange legs…

Anthony Webster est le narrateur de ce roman constitué de deux parties distinctes. Dans la première, il raconte les “souvenirs approximatifs” d’une frange de son adolescence lycéenne durant laquelle il fait la connaissance d’Adrian Fynn, un jeune homme mystérieux, plus brillant que lui et ses deux amis proches, Colin et Alex. Il y raconte aussi sa rencontre avec Veronica Ford, son premier amour, vaguement calculatrice et hautaine, du moins dans son souvenir. Suite à leur séparation, elle se met en couple avec Adrian, qui se suicide quelques temps après.

La véritable habileté du récit tient à sa seconde partie, qui est une relecture, quelques cinquante ans plus tard, de cette adolescence : le jeune Tony est devenu Anthony Webster, marié-divorcé, père et grand-père, un vieil homme qui mène une retraite paisible, vaquant à l’entretien de sa maison et à ses activités bénévoles. Il hérite par la mère de Veronica Ford du journal intime de son ancien ami Adrian. Aiguillonné par le possible contenu de ce document, il décide de le récupérer auprès de Veronica, qui refuse de le lui remettre. A cette occasion, il va revisiter son passé, découvrir combien le temps a altéré ses souvenirs et à quel point il s’est aveuglé sur son histoire personnelle.

Roman sur le passage du temps, sur les failles et les illusions de la mémoire, Une Fille qui danse bénéficie d’une construction romanesque ambitieuse qui maintient un suspens haletant pour un récit qui n’a pourtant rien d’un polar. S’il y a toutefois enquête, celle-ci concerne la vérité d’un passé que le temps a déformé, troué, amendé pour alléger “les mensonges des vaincus à eux-mêmes”… Anthony découvre qu’il n’était pas celui qu’il pensait être et, par conséquent, qu’il n’a pas la vie qu’il imagine avoir. Cette inspection à nouveaux frais de sa jeunesse éclaire d’une lumière amère son existence entière, indubitablement plus médiocre que prévu.

Tout n’est pourtant pas révélé par ce réexamen du passé. Barnes ménage finement des blancs et des ambiguïtés dans l’histoire de cette vie. Mais autant il est habile à maintenir un clair-obscur dans ce tableau d’une existence, autant, par quelques procédés un peu lourdauds, il laisse apparaître les coutures de son récit… De sorte qu’à plusieurs reprises l’écriture prend un tour quelque peu artificiel. Ainsi en va-t-il de ces adresses régulières au lecteur par des formules mal inspirées (“vous devinez sans doute que je retarde le moment de vous dire le truc suivant. Ok [….]” ; “je n’étais pas vraiment puceau au cas où vous poseriez la question”). De même, la réflexion sur l’histoire (la grande et la personnelle) est-elle trop ouvertement mise en scène à l’occasion des séquences de cours dispensés par le vieux professeur Joe Hunt dans la première partie du roman.

Malgré ces imperfections, la lecture d’Une Fille qui danse conserve de bout en bout l’allure du témoignage poignant d’un homme au crépuscule de son existence, désireux de mettre au jour, par l’écriture, le sens de son histoire.

Julian Barnes, Une Fille, qui danse, Mercure de France, 2013, 208 pages