W ou le souvenir d’enfance, George Perec
Comment écrire son autobiographie quand on ne possède aucun souvenir d’enfance ? Comment parler de ses proches quand ils ont irrémédiablement été éloignés, engloutis dans le chaos de l’histoire ? Comment même oser poser des mots sur leur tragédie alors qu’ils sont tous morts et qu’on reste seul vivant ? Tiraillé entre l’impossibilité et l’implacable nécessité d’écrire, Georges Perec trouve dans la sophistication formelle de son récit une issue à ses dilemmes. Avec W ou le souvenir d’enfance, le carcan des contraintes oulipiennes prend alors tout son sens.
Pour nous éviter la déroute, la quatrième de couverture livre une première clé de lecture : « Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés ; il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. » Si l’on veut bien passer outre l’ironie du « simplement », on peut alors commencer à démêler l’inextricable canevas.
Le récit en italique, dans les chapitres impairs, retrace, à la première personne, l’histoire d’un orphelin, qui a déserté l’armée française pour trouver refuge en Allemagne sous le pseudonyme de Gaspard Winckler. Les phrases grandiloquentes aux accents épiques nous plongent au cœur d’un intrépide roman d’aventure qui entraîne le narrateur à l’autre bout du monde, sur les traces du jeune garçon disparu dont il a pris le nom, à son insu. On croit d’abord pouvoir s’abandonner sans vergogne à ce récit de fiction débridé mais d’inexplicables manques empêchent le lecteur de se laisser aller sans réserve. Les noms de lieu sont réduits à une simple initiale, les dates aux deux premiers chiffres. Et par-dessus tout, dès que notre imagination s’emballe, le chapitre s’interrompt. On troque alors les italiques contre la rigueur d’une typographie rectiligne, les énumérations chargées de superlatifs contre les bribes éparses de souvenirs insignifiants, et le plus souvent inexistants. Georges Perec ouvre le chapitre II par un pathétique pied de nez à son lecteur attentif : « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». Des premières années de l’auteur à Paris, quand il vivait encore auprès de sa mère, il ne reste aucune trace. Ce lien affectif primordial n’a laissé nulle empreinte.
De cette autobiographie déceptive, on ne peut retirer qu’une immense frustration et l’envie de creuser la fiction, comme nous y a invités l’auteur, pour retrouver le sens perdu et la culpabilité tue : on se surprend à mettre en parallèle le déserteur inquiet et le petit garçon malade d’avoir laissé les siens se faire exterminer sans lui. Ce sont les moins sombres recoins du labyrinthe psychanalytique qui s’ouvre devant nous. On croit malgré tout tenir le début d’une interprétation. Mais la mère envoie son enfant en zone libre, dans le Vercors, sans elle. Tout s’écroule alors de nouveau, au milieu du livre. Deux pages blanches, seulement interrompues par trois points de suspension, introduisent une cassure dans le texte, une béance d’où s’échappe le désir de trouver du sens, de combler l’absence. On conserve l’alternance entre les chapitres de fiction et les chapitres autobiographiques mais quelque chose d’indéfinissable s’est perdu en chemin. La trame du roman d’aventure se dénoue pour mettre définitivement à jour les lacunes du récit. Gaspard, le narrateur, disparaît, mais l’île que l’on découvre porte son initiale, sans autre explication. C’est une cité régie par l’idéal olympique, le fantasme que le jeune Georges a patiemment rédigé et illustré adolescent et que l’adulte a oublié puis reconstruit.
Du côté autobiographique, l’auteur a beau constater maintenant que « désormais, les souvenirs existent », ils sont si indigents, vides de toute émotion, qu’ils soulignent encore plus cruellement ce qui ne sera jamais dit. La fiction seule peut encore prendre en charge la terreur qui subsiste face à cette absence. L’utopie, peu à peu, dévoile toute la férocité d’une machine parfaitement huilée pour broyer les destinées individuelles au profit d’un idéal inhumain.
Avec W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec réalise le tour de force de rédiger un récit poignant sur la scandaleuse absence de souvenirs et de sentiments de l’auteur. Il dessine, en creux, un monument à la mémoire des disparus qui n’ont pas eu le temps de lui devenir chers et n’ont pu lui laisser que la culpabilité de ce manque.
W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec, 1975, L’Imaginaire Gallimard, 219 pages.