Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan
Dans un superbe village d’Anatolie, Aydin, intellectuel et bourgeois local, dirige un petit hôtel dans lequel il vit reclus avec sa femme et sa sœur. Alors que s’installe l’hiver et que les touristes se font rares, la petite communauté se replie sur elle-même. Les rancœurs enfouies refont surface et la personnalité d’un homme est dépecée au scalpel. Une œuvre intelligente et profonde, mais peut-être trop littéraire.
Trois heures seize de film, des dialogues à rallonge, presqu’aucune intrigue, Winter Sleep du Turc Nuri Bilge Ceylan est un film comme il n’en existe plus. On imagine la mine déconfite des producteurs face à ces attributs aussi peu bankable. Un film intello, un vrai, dans sa dimension la plus caricaturale. Et pourtant : s’il réclame une certaine endurance (si vous êtes quelque peu fatigués par une longue journée de travail, abstenez-vous !), le film est accessible et trotte longtemps dans les esprits, une qualité de nos jours plutôt rare. Preuve que la palme d’or 2014, sans être un chef d’œuvre, est une réussite.
Une fois n’est pas coutume, la présente critique va énumérer des références savantes. Non pas que votre auteur se pique de vous en mettre plein la vue ou tente de se faire recruter par la rédaction de Télérama, mais celles-ci sont si évidentes qu’il paraît délicat d’en faire l’économie.
Dostoïevski d’abord
Les Frères Karamazov, principalement, dans cet appétit pour les dialogues qui se succèdent et se déploient à l’infini, ces personnages luttant contre le froid et lovés dans des intérieurs d’un autre temps, les visages éclairés par de faibles lueurs. Des dialogues usés jusqu’à la moelle, qui naissent d’une parole anodine, frisant parfois le désintérêt, qui bousculent soudain l’interlocuteur et résonnent violemment chez le spectateur, jusqu’à ce que s’installe à nouveau le terrible silence de l’hiver… La richesse, la puissance, la famille, l’amour, la générosité, les non-dits, les trop-dits… Tout ou presque passe à la moulinette de Nuri Bilge Ceylan, le film réussit à brasser un large spectre réflexif et émotionnel. Dans Winter Sleep, la parole est maîtresse, et c’est dans sa mise en scène qu’il faut comprendre l’œuvre, dans ce qu’elle cerne, ce qu’elle tait, ce qu’elle laisse entrevoir, suggère, effleure à peine ou saisit à bras-le-corps. On déplore toutefois une certaine irrégularité dans la qualité des dialogues, car le film n’est malheureusement pas exempt de quelques clichés et autres banalités lorsqu’il a pourtant la prétention de s’élever. Mais passons. Ici, la parole importe davantage que le fond.
Tchekhov ensuite
Il y a quelque chose de théâtral dans ces décors, ce quasi huis clos, ce village troglodyte, ces maisons superbement fichées dans la pierre, à flanc de colline, desquelles il semble impossible de s’extirper. Aydin, un ancien acteur retiré dans ce trou-là, prépare une somme sur l’histoire du théâtre turc et éprouve les pires difficultés du monde à quitter les lieux. Et, à la manière de Tchekhov, Nuri Bilge Ceylan veut chatouiller l’universel par le biais de conversations de bourgeois qui s’ennuient à mourir faute de trouver du sens à leur vie. Aucune surprise, donc, lorsque le générique de fin signale la référence à l’auteur russe.
Bergman, peut-être
En moins bon, soyons clair. Car, si le cinéaste suédois sait mettre l’image au service de l’intelligence et de l’émotion, si la beauté émerge d’un simple champ-contrechamp, ce n’est pas le cas chez Nuri Bilge Ceylan. Sans rater tout-à-fait son coup, le réalisateur turc est victime de choix trop faciles : clair-obscur à la bougie, neige, village troglodyte… Les paysages sublimes de Cappadoce, pompeusement mis en avant sur les affiches du film, apparaissent comme un alibi cinématographique plutôt trompeur. Car ceux-ci sont utilisés sporadiquement comme de simples raccords et l’on peine à leur trouver un intérêt autre que celui d’un marketing exotico-touristique. C’est un peu comme si un cinéaste français entrecoupait ses dialogues par des plans sur le Mont Saint-Michel. Sans doute crieriez-vous au mauvais goût, et vous n’auriez pas tort.
Dickens, enfin
Propriétaire insensible, famille misérable, gamin aux poches trouées et au regard frondeur, hiver rigoureux… Winter Sleep, conte moral à la Dickens, est aussi le portrait d’un bourgeois de province qui n’assume pas sa puissance. Aydin défend des thèses progressistes et sait se montrer généreux au quotidien. Mais voilà : multiple propriétaire terrien, il ferme les yeux sur la misère de ses locataires et délègue lâchement le règlement de leur sort à son fidèle homme à tout faire. Toute cette cruauté inassumée est superbement mise en scène et scénarisée : d’abord peu évidente, elle éclate au grand jour lors d’une scène bouleversante, une confrontation entre le père de ladite famille et la femme d’Aydin. Le spectateur bascule subitement de l’autre côté de la barrière, celui des miséreux, et prend toute la mesure des humiliations subies par la famille.
Aydin est un personnage complexe dont la puissance est aussi morale et intellectuelle. Les très grandes qualités qu’il exhibe ne semblent utiles qu’à avilir et assujettir les siens, au premier rang desquels sa femme et sa sœur. Il y a du tragique dans ce tempérament, car Aydin est prisonnier de sa propre condition : incapable de s’extraire du confort lié à son statut, il est condamné à commettre des actes parfois monstrueux, comme si sa position surpassait quoi qu’il arrive sa volonté. Aucun de ses agissements ne peut trouver grâce aux yeux de ses proches : sa puissance rend toute action suspecte, et elle rend toute passivité criminelle. Nuri Bilge Ceylan livre donc une œuvre politique, dans laquelle le bourgeois lui-même est victime de la bourgeoisie, un état qui fige et produit nécessairement pauvreté morale et matérielle.
Œuvre sur l’ambiguïté de l’âme et des statuts sociaux, ce Winter Sleep est donc un film d’une grande profondeur. Son plus grand défaut réside finalement dans un excès de littérarité : pétri de références, Nuri Blidge Ceylan perd parfois de vue qu’il fabrique une œuvre cinématographique. On l’en excuse, car ce défaut ressemble à s’y méprendre à une bien belle qualité.
Date de sortie : 6 août 2014
Réalisé par : Nuri Bilge Ceylan
Avec : Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag
Durée : 3h16
Pays de production : Turquie
Un film complexe mais d’une extrême sensibilité !
Je suis en tout point d’accord avec ta critique Martin. Je n’avais pas vu les références à Tchekhov, mais après t’avoir lu, cela ma paraît évident. Ceylan pêche par moment par facilité (je suis d’accord) (docu touristique, champ contre champ à la bougie… la scène du cheval à qui il donne sa liberté) mais le film est ambitieux et il a du mérite le reste du temps. Ceylan arrive notamment à retourner complétement nos a priori du début et même ceux que l’on croit acquérir au fur et à mesure du film. Ceci est toujours une sensation assez agréable au cinéma il me semble. J’ajouterais qu’il fait preuve pour chaque scène d’une grande finesse dans la description des relations humaines et des rapports de classe. Les acteurs y sont justes, les personnages complexes (l’instituteur, l’imam, la femme au foyer). J’y vois à travers ces personnages centraux, une description acerbe et sans complexe de la société turque et ce, malgré le lieu atypique (commande touristique pour les affiches ? Je suis encore d’accord), mais aussi malgré les décors spartiates (toutes les scènes ne sont-elles par tournées dans une seule pièce genre chalet avec un poêle?). C’est en cela une vrai performance, et certes pas un chef d’oeuvre mais un film qui fera date, et qui ne peut s’oublier de si tôt. Quelques dialogues font cliché (encore d’accord) mais c’est pour mieux mettre en avant les contradictions des protagonistes ou relancer l’intrigue autour du personnage principal. Qu’on soit clair, le film aurait pu durer 2h30, mais dans sa grande majorité il est fluide, et captivant. A voir avant sa disparition des salles !
Un film à ne pas manquer, c’est certain. Tu as raison d’évoquer la galerie de portraits, que ma critique a choisi d’omettre par souci de concision, et particulièrement celui de cet imam. On se sent en phase avec le jugement d’Aydin jusqu’au retournement final: malgré la misère de sa situation, on ne ressent qu’agacement à l’égard de son sourire exagéré et de ses courbettes horripilantes. Or, une seule phrase de son frère fait de lui un héros, et l’on se sent tout petit d’avoir éprouvé de tels sentiments. Ceylan nous retourne complètement, ici comme ailleurs: à chaque fois, il adopte un point de vue apparemment neutre, qui se révèle en fait être celui d’un homme, d’une classe. Mais il demeure d’un bout à l’autre très mesuré et l’extrême complexité de l’âme humaine est à chaque fois sauvegardée. Il y a du beau et du laid dans chacun des personnages. On est très loin du manichéisme d’un Ken Loach par exemple. Chez Ceylan, les êtres humains ont l’air de subir leur position sociale, de s’y débattre, alors que Ken Loach en fait des soldats aveugles n’obéissant qu’à leurs intérêts immédiats, victimes ou bourreaux.